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intervention étrangère. Que devient ce projet à l’exécution ? On prend l’idée quand il n’est plus temps, on part pour Montmédy de façon à s’appuyer au besoin sur la force étrangère, et on est arrêté à Varennes ! Voilà la faute et le malheur ; mais si la reine se perd dans toutes ces combinaisons, si elle ne peut d’ailleurs à aucun moment et sous aucun rapport passer pour une alliée bien convaincue de la révolution, elle ne se détache pas moins de l’émigration, cette grande étourderie absolutiste et nobiliaire qui devient en réalité le grand et croissant péril de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

À partir du moment où elle se constitue définitivement par l’arrivée du comte de Provence, à l’époque du voyage de Varennes, l’émigration est plus qu’une légion désordonnée de soldats attendant, l’heure de rentrer en France à main armée ; elle est un gouvernement opposé au gouvernement de la révolution et même, à certains égards, à celui du roi, comme on le voit clairement aujourd’hui. Il y a un ministre de Russie à Paris, M. de Simolin, dont M. Feuillet de Conches publie une lettre où est peint singulièrement ce monde des émigrés qui fait revivre Versailles sur la frontière, et qui est tout plein de fausses nouvelles, de fausses espérances, de faux projets. « Monsieur, écrit-il, et M. le comte d’Artois ne s’aiment pas et se dénigrent réciproquement dans leurs petites sociétés particulières. Mme de Balbi et Mme de Polastron, maîtresses des deux frères, sont jalouses l’une de l’autre. La première occupe une maison de campagne auprès de Coblentz, et y donne à souper et à jouer comme au Luxembourg. L’autre, un peu plus renfermée, critique cet étalage, et d’un autre côté M. le prince de Condé, Mme de Monaco et leurs amis composent une petite cour séparée… Dans le Pays-Bas, à peu de distance de Bruxelles, Mme de Vaudémont occupe une espèce de ferme dans laquelle elle a fait décorer une grange qui sert de salle à manger à tout venant. Tous les gens du bon ton y accourent, s’y rassemblent, passent et repassent, allant à Coblentz, venant de Worms, apportant des nouvelles, en remportant pour les semer ailleurs. » C’est là le monde qui pensait avoir raison de la France en quelques jours. M. de Calonne s’en chargeait, pourvu qu’il ne fût pas contrarié par M. de Breteuil, et le comte d’Artois se démenait de son mieux de Turin à Vienne, tandis que Monsieur rédigeait des manifestes. Les cavaliers avaient agi autrement en Angleterre et n’avaient pas sauvé Charles Ier.

S’il est une chose curieuse, c’est l’animosité profonde de Marie-Antoinette contre ce monde présomptueux et turbulent qui s’agite à la frontière, tandis qu’elle se débat dans le feu de la lutte. Il y a des momens où son âme déborde d’amertume contre le comte de Provence et où elle écrit à Mme de Lamballe, en ayant soin d’ajouter