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le pied sur cette plage fatale, s’il se fût trouvé seul ; mais la présence d’un compagnon plus hardi que lui le rendait moins poltron. Ils descendirent donc à terre et se mirent à marcher le long du rivage : tout n’était que cendres et charbons éteints aussi loin que la vue pouvait s’étendre, excepté une touffe de roseaux et de joncs entourée de flaques d’eau, et si humide que le feu avait passé par-dessus ce bouquet d’herbes aquatiques sans les entamer. Là, ils aperçurent, auprès des restes desséchés d’un chevreuil, le corps de sir Henri à demi brûlé par les flammes qui l’avaient atteint en courant. Un long couteau à manche de corne, semblable à ceux que les lumberers portent à leur ceinture, lui avait percé le cœur, et restait profondément enfoncé entre deux côtes.

Les incendies étant alors très fréquens dans ces contrées, on ne s’occupa point de rechercher la cause de celui qui venait de ravager tant de maisons, de cultures et de forêts. Chaque farmer se remit à construire sa demeure et à ensemencer ses terres avec un nouveau courage ; mais M. Blumenbach, atterré par la double catastrophe dont il venait d’être témoin, ne voulut plus rester dans ces solitudes américaines, où il avait espéré trouver la paix et le repos, il se décida donc à retourner en Europe. Johanna fut longtemps à se remettre des émotions terribles qui l’avaient assaillie dans cette nuit fatale. Les courage et l’intrépidité dont elle avait fait preuve durant ces beaux jours si vite écoulés l’abandonnèrent pour jamais : elle devint plus timide, plus craintive qu’auparavant. Le moindre bruit l’alarmait, elle avait peur de tout, et particulièrement des joies bruyantes. Son père ne lui parla jamais de la découverte que Bill avait faite sur les bords de la rivière ; la disparition de sir Henri Readway demeura toujours un mystère pour Johanna, et, quelque pénible que fût cette incertitude, elle était certainement moins cruelle que la réalité. Les quelques mois pendant lesquels la pauvre jeune fille avait joui de toute la plénitude de la vie lui semblaient un rêve délicieux dont un affreux cauchemar l’avait subitement tiré sans quelle sut pourquoi ni comment. Son père se rendait mieux compte des événemens tragiques qui le forçaient à changer encore de pays et de climat.

Un soir, à bord du navire qui le ramenait en Europe, des passagers parlaient de la difficulté et des périls auxquels s’exposent les émigrans qui défrichent les forêts américaines. — Ah ! répondit l’ancien planteur, il est plus facile d’extirper toutes les plantes sauvages d’une savane que d’arracher l’envie et la haine d’une âme basse et vile ; il est moins dangereux de marcher sur la queue d’un serpent à sonnettes que de blesser un cœur orgueilleux et sans pitié.


TH. PAVIE.