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connaître. La veille, c’étaient des moines, des solitaires; le lendemain, ils se trouvent tout à coup émancipés et libres, confondus dans la masse troublée d’une société en ébullition. Prodigieux changement dans leur existence, révolution inattendue qui les livre sans défense à tous les souffles excitans du siècle! Beaucoup durent être pris d’un étrange vertige et ressentir l’ivresse de l’air extérieur. Rien n’est dangereux comme un moine qui fait tant que de s’émanciper : dans sa gaucherie même d’affranchi de la veille, il a d’étonnantes licences d’esprit et des ingénuités d’irréligion devant lesquelles reculerait un simple laïque; quand il en vient à remuer certains mystères scabreux de notre misérable humanité, il a facilement de vraies concupiscences d’imagination, d’étranges audaces d’inquisition graveleuse. Il se hâte de réparer le temps perdu en touchant à tous les fruits défendus de la liberté avec la curiosité âpre et fougueuse d’une nature longtemps refoulée et mortifiée sous la bure. Il secoue son froc pour paraître en toute chose un homme nouveau, et jusque dans ses plus grandes hardiesses cependant on sent encore le moine étonné, embarrassé ou enivré, mêlant au besoin un reste d’hallucination mystique à des crudités inquiétantes, à des goûts singuliers. Je ne voudrais rien dire de trop quand il s’agit d’un des plus brillans esprits, d’une des plus vraies originalités contemporaines; mais M. Michelet parfois réveille justement et très involontairement l’idée d’un de ces moines émancipés qui s’échappent à travers le monde, saccagent tout avec une ingénuité périlleuse, et vers le soir, à l’heure des pensées reposées et sereines, sont aiguillonnés par toute sorte de tentations tardives. Si on veut bien y regarder de près, il a les goûts et les allures d’un cénobite troublé dans son travail solitaire, violemment arraché à la vie contemplative pour être livré tout à coup à l’ardente fascination de la popularité et des nouveautés. C’est un moine sécularisé de la science et de la poésie, et là est peut-être au fond le secret de sa carrière, de ses métamorphoses morales, de cette originalité très fine et très laborieuse, pleine de mouvemens étranges et de contrastes.

C’est qu’en effet toute une partie de la vie de M. Michelet, la première, la plus féconde, quoique la moins retentissante, disparaît dans une sorte de claustration austère et douce. Il se tient dans l’ombre et le recueillement studieux, et à cette époque légendaire, fabuleuse, de sa carrière, volontiers on se le figure comme un jeune bénédictin-poète dans sa cellule, une cellule assez vaste pour être une bibliothèque. Les vieux livres, les vieux parchemins sont épars autour de lui, avec cette vénérable poussière du passé qui a un charme tout-puissant pour son esprit, qu’il n’a qu’à secouer pour