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en faire sortir mille apparitions peuplant sa solitude. Cette vie d’autrefois, qui est le grand objet de sa recherche obstinée, il la saisit dans ses caractères, dans ses passions, dans ses détails les plus fugitifs ou les plus inconnus. Ces personnages qu’il ranime en historien ému, il les connaît, il a vécu avec eux, il les tutoie, il a surpris leurs plus secrètes pensées, leurs tics, le pli familier de leur physionomie. Du dehors rien ne l’occupe, ou du moins il ne se laisse pas atteindre; un rien lui suffit, un rayon de soleil qui glisse à travers les barreaux et joue sur la page commencée, ou peut-être déjà quelqu’une de ces bêtes qu’il aime, qu’il décrira plus tard. Il a la grâce aimable du solitaire, la pénétration sincère et vive du savant qu’aucun bruit extérieur ne distrait, la subtilité de l’homme qui interroge, analyse et décompose, les effusions de celui qui parle beaucoup avec lui-même. Puis tout à coup, un jour, quelque chose d’étrange comme un oiseau noir vient battre des ailes avec grand bruit à sa fenêtre : l’oiseau noir, c’est le jésuite, le terrible jésuite, et voilà le solitaire qui se réveille en sursaut, qui se lève tout effaré. S’il ne ferme pas précisément ses livres, il les délaisse un peu, ou du moins il ne les fit plus du même œil. Lui aussi, il veut voir ce qui se passe au dehors, et il se trouve à l’étroit dans sa cellule, dans sa paisible et studieuse solitude. Le bruit l’attire, le retentissement de sa voix dans un monde plus étendu l’étonné et l’enivre; les tentations vont au-devant de lui et le fascinent : il s’émancipe et se sécularise. C’est vers 1845 que cela lui arriva, au plus fort des querelles religieuses et universitaires de ce temps.

M. Michelet, quand cette révolution a été accomplie en lui et qu’il s’est donné toutes ses libertés, s’est plu assez souvent à des interprétations des choses qui avaient au moins le mérite d’être originales, à des définitions des hommes et des événemens qui pouvaient bien avoir, si l’on veut, quelque lueur de vérité, mais qui ne laissaient point, à coup sûr, d’être bizarres. Ainsi c’est lui qui, dans ses récits sur la renaissance et la réforme, a trouvé la clé des changemens de la politique de la France à un certain moment en découvrant deux François Ier : avant et après l’abcès! C’est lui encore qui, en parcourant le XVIIe siècle, a mis en lumière le rôle décisif de la fistule du grand roi. On a eu de même deux Louis XIV : avant et après la fistule ! Je sais bien que c’est réduire un peu l’histoire et la voir par des côtés assez humilians; mais M. Michelet est devenu un peu médecin dans ses transformations, et, sans recourir à la médecine, on pourrait dire que l’apparition du jésuite, de l’oiseau noir, à la fenêtre de sa cellule joue dans sa carrière d’écrivain le même rôle que toutes ces maladies royales dont il saisit si merveilleusement l’influence : c’est du moins le signal de toute une métamorphose dans ses habitudes