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malaise intérieur. Réellement, au milieu des conflits de doctrines qui tendent de plus en plus à envahir notre monde contemporain, et qui dans certaines régions prennent un caractère tout à fait extrême, l’homme moderne est soumis à une étrange épreuve. Pendant qu’il vit, qu’il travaille patiemment, obscurément, aux progrès de chaque jour, il entend incessamment retentir à son oreille un dialogue de paroles contraires qui ressemble par instans à un choc étincelant d’épées. Il est tour à tour rudoyé ou caressé et attiré dans les sens les plus opposés.

D’un côté on lui dit : Tu n’as plus à hésiter, ton émancipation est au prix d’une renonciation intérieure à des croyances traditionnelles qui consacrent ton immobilité, ton asservissement à une loi invisible dont les prêtres se font les interprètes ambitieux et intéressés. Cette loi, d’où vient-elle? Cesse enfin de croire à son origine surnaturelle et divine. Le christianisme, comme toutes les religions de la terre, est l’œuvre de l’imagination humaine. La science a scruté ses sources, elle a pesé ses principes; il n’est même pas toujours aussi grand que les religions de l’Inde ou de la Perse, et ses mystères ne sont pas plus sacrés. C’est encore une théocratie. Revêts la robe virile en entrant en possession de toi-même et de la vérité par la science. — D’un autre côté, voici l’autre voix qui reprend : La science n’est qu’une ruineuse chimère. Tu n’as pas le droit de regarder au-delà de ce que la foi prescrit. Ce que tu appelles la civilisation est une monstrueuse décadence. La liberté, le progrès, sont de faux dieux que ton orgueil a créés, et auxquels il faut renoncer. L’indépendance de la conscience est un mot hérétique qu’on ne peut invoquer que selon les circonstances. Si tu veux rester orthodoxe, tu ne dois pas même examiner ce que la loi spirituelle gagnerait à être affranchie de tout lien d’intérêt terrestre. Tout ce que tu as cru depuis un demi-siècle et bien plus encore, tu dois l’abandonner et le renier pour rester dans la vraie foi. — L’homme moderne écoute et devient fort perplexe. Il ne voit pas distinctement où on veut le conduire, et il résiste. L’homme moderne en vérité, c’est vous, c’est moi, c’est un peu tout le monde, car enfin en dehors des prêtres et des savans nous sommes quelques millions d’hommes dont on joue ainsi l’âme à quitte ou double, si on me permet ce mot, qui réunissons en nous-mêmes la foi chrétienne et l’amour de notre temps, qui n’avons nulle envie de livrer, fût-ce devant une encyclique, tout ce qui est l’essence et la grandeur de la civilisation moderne, mais qui ne nous sentons nullement préparés à retourner avec M. Michelet au culte de Zoroastre ou aux grottes d’Eléphanta. En réalité, au milieu de ces souffles extrêmes, l’homme moderne reste le vrai chrétien, et c’est