Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/738

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apprentis, et ne livrent les secrets de leur art qu’à leurs fils ou aux fils de leurs amis. Quand ils consentent à prendre un élève étranger, ils se font donner une somme de 200 à 300 francs. Si l’on pouvait multiplier indéfiniment ces exemples, on reconnaîtrait avec étonnement que les usages des diverses industries ne sont pas moins variés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient du temps d’Etienne Boileau.

Cette vérité est particulièrement remarquable à Lyon. Nous pourrions en donner des exemples dans la chapellerie, la lithographie, la coutellerie; mais nous nous bornerons au tissage, qui est l’industrie capitale. L’apprenti tisseur est nourri et logé. Il donne une indemnité de 50 francs et quatre ans de son temps. Ces conditions sont les mêmes pour un garçon ou pour une fille. Elles semblent assez dures, car si l’apprenti n’a pas commencé trop jeune, au bout d’un an il sait le métier et travaille aussi bien qu’un ouvrier; mais il faut ajouter qu’il ne travaille pas toute la journée pour le compte du maître. On lui assigne une tâche qui est censée représenter deux tiers de journée et les représente largement; s’il travaille au-delà, il reçoit la moitié du produit de son travail pendant l’autre tiers, et son bénéfice varie, suivant son habileté et son activité, entre 60 centimes et 1 franc. On regarde en général la position des apprentis tisseurs comme assez favorable; plusieurs ouvriers tisseurs prétendent même qu’ils regrettent leur temps d’apprentissage.

Les tisseurs sont en quelque sorte les aristocrates de la fabrique lyonnaise. Étrange chose que l’aristocratie! elle se glisse un peu partout; nous sommes presque tous à la fois dédaignés et enviés. Ce sont surtout les tisseuses qui tiennent le haut du pavé dans l’industrie lyonnaise, parce qu’elles gagnent autant que les hommes et dépensent moins, et aussi parce que leur position contraste avec celle des moulineuses et des dévideuses. Il n’y a pas d’apprentissage dans l’industrie du moulinage, qui ne rapporte aux ouvrières que 1 fr. 25 cent, pour une journée de douze ou treize heures; avec cela, elles doivent se nourrir, se loger et pourvoir à tous leurs besoins. Les dévideuses à la pièce ne sont guère plus favorisées: les plus heureuses s’engagent à l’année pour la nourriture et le logement, avec un salaire qui varie de 200 à 300 francs. Elles font de rudes journées pour cette modique somme, et sont chargées presque toujours, outre leur travail, de tous les gros ouvrages de la maison. Il serait vrai de dire que ni les moulineuses ni les dévideuses ne sont des ouvrières ; les moulineuses sont des manœuvres et les dévideuses sont des servantes. Cependant il faut un apprentissage de quatre ans pour être dévideuse, et pendant ces quatre ans la malheureuse, nourrie et logée, ne touche qu’un maigre salaire de 20 ou 30 francs pour s’entretenir.