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gères, pimpantes, coulent de leur plume avec une abondance prestigieuse; il semble qu’ils n’aient qu’à trouver le lien. Morceau charmant qui promet encore plus qu’il ne donne, et, tout en prodiguant les élégances, a l’air de vous dire : «Ce sera bien autre chose tantôt, lorsque dans le mouvement de l’ouvrage, dans le scintillement de l’harmonie, reparaîtront, au milieu d’une pléiade d’astres nouveaux, ces étoiles mélodiques avec lesquelles je m’amuse à jongler en ce moment! » Le défaut de cette ouverture, chacun le connaît, c’est de manquer de plan; mais quand un maître la gouverne, quel délicieux tableau musical! « Curiosité de désœuvré! s’écrie-t-on, passe-temps des esprits frivoles! » Ce sont là propos de pédans ou de niais, attendu qu’il y a plus de musique proprement dite dans tel passage d’un opéra-comique de Grétry ou de Boieldieu que n’en contient telle volumineuse partition, La nature, en créant dans le monde physique une si merveilleuse variété de types, n’a pas voulu se montrer moins prodigue envers le monde de l’intelligence. C’est justement cette variété qui fait le charme, l’intérêt de l’existence. Limiter de parti pris ses facultés de jouissance, prétendre ne les diriger, ne les fixer que sur un point de l’art, j’appelle cela contrevenir aux lois de la nature. Combien d’excellentes choses ne gâtons-nous pas avec cet appareil de philosophisme et d’hypothèses que nous colportons en tous lieux! Le monde est grand, et si impérieux est ce besoin qui nous possède tous de varier nos jouissances, que la moindre œuvre d’art, pourvu qu’elle soit à sa place, ne nous trouve jamais indifférens.

….. A merrier man,
Within the limit of becoming mirth
A never spent an hoiir withal.

Ma raison ne vous demande point quelle partie de l’art vous avez choisie, mais si, dans la partie que vous cultivez, vous atteignez à la perfection. Il y a de ces tendances au faux sublime, au sentimentalisme, qui, bien autrement que l’instinct du banal, du grossier, peuvent altérer et corrompre le goût. Celui-ci va périr par l’égarement de ses sens, celui-là par l’extravagance de ses idées; les fanatiques de religion ne sont pas les seuls auxquels il arrive de passer quelquefois du sanctuaire à la maison des fous; l’idéal et le transcendantal ont aussi leurs dupes, leurs victimes, et les réformateurs et prêcheurs plus ou moins exaltés de la confrérie de l’art pur connaissent aussi le chemin de l’hôpital. Aux jeux de certains esthéticiens, amuser est un crime, l’art qui se contente de procurer du plaisir aux honnêtes gens ne saurait être qu’un art vulgaire et condamnable. J’en ai connu plus d’un de ces farouches hiérophantes qui, lorsqu’ils exerçaient leur sacerdoce, ne manquaient pas, au moindre joli motif de Boieldieu ou d’Auber, de crier à la profanation, et qui s’en allaient ensuite à la dérobée se faire un régal tout particulier de ces choses mignonnes et délicates