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dont, parlant au public, ils croyaient devoir se scandaliser. « Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler, car je suis l’un et l’autre? » Ainsi peuvent dire les maîtres Jacques de la critique : tantôt cochers lorsqu’il s’agit de monter sur le siège de leur carrosse et de conduire l’opinion à grandes guides, tantôt cuisiniers lorsqu’ils veulent se délecter et offrir à leur gourmandise musicale un de ces petits soupers fins qu’un Aristarque qui respecte la religion du vrai beau doit naturellement réprouver au nom de Palestrina, de Hændel, de Gluck et de Sébastien Bach.

Sans plaisanterie ni paradoxe, on ne se figure pas de combien d’aimables jouissances vous prive souvent cette nécessité de rendre compte aux gens de ses propres sensations. Quels vifs et sévères conflits entre le dilettante ne demandant pas mieux que de prendre son plaisir où il le trouve et le critique forcé de se tenir sur la défensive, d’avoir l’œil aux principes! Comment dire toujours le pourquoi de ce qui nous amuse? Comment mettre d’accord la symphonie avec chœurs et le Postillon de Lonjumeau, le Misanthrope et le Chapeau de paille d’Italie? De ce que cette musique, par sa nature, défie la haute discussion, de ce que cette comédie du théâtre du Palais-Royal n’offre aucune prise à la critique, s’ensuivra-t-il que cette musique et cette comédie ne doivent point me divertir? Et s’il m’arrive, contre les règles, de m’en amuser, faudra-t-il que je me le reproche et m’en accuse par-devant Aristote et Beethoven? Quelques-uns, en petit nombre, ont cette manière de penser, mais en revanche beaucoup veulent s’en donner les airs. Ce sont ceux-là qui font l’opinion, par cette raison très simple qu’ils font plus de bruit que les autres. Quant au public, il se tait, reste indifférent et se contente de penser tantôt d’une façon, tantôt de l’autre. Gardons-nous donc de ces colères ébouriffées, de ces verdicts systématiques. Si l’art a ses hauteurs, il a aussi son terre-à-terre, et si Raphaël et Mozart sont de merveilleux génies, Adrien van Ostade et Cimarosa, j’imagine, comptent bien également pour des artistes. Je me suis maintes fois demandé quelle idée ces grands esprits, exclusivement préoccupés de la sainteté, de la sublimité de l’art, se pouvaient faire de sir John Falstaff, et dans quelle catégorie ils le classaient. Falstaff et l’art divin, l’art sacré, sont deux choses qui ne riment guère ensemble; l’idée de beauté telle que nos esthéticiens la conçoivent, la définissent, ne se présente même pas ici, et pourtant c’est un fameux type que cet incomparable fier-à-bras, une création qui, dans le monde du poète, tient sa place ni plus ni moins que Macbeth, Othello, Cymbeline. Il se montre, et le rire éclate, un rire sain, épanoui, de joyeux avènement, et sa présence si colossalement humoristique dissipe aussitôt comme par magie le harcelant essaim des esprits ténébreux cramponnés au pauvre cœur humain. Admirons, vénérons l’art sacré, et laissons-nous guider par lui vers les cimes dantesques, mais sachons aussi nous prémunir contre les fanatismes ridi-