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nombre de contes d’enfans, les uns conservés seulement dans la mémoire du peuple, les autres retrouvés dans des manuscrits; parmi ces derniers, il en est un qu’on attribue à Taliesin. « Un petit garçon appelé Gwin, nous dit le conteur, était employé par une sorcière nommée Keridwen à surveiller un chaudron magique où elle préparait un breuvage pour donner à son fils la science et le génie. L’enfant but lui-même les trois gouttes du philtre qui devait produire l’effet merveilleux, et encourut ainsi la vengeance de la sorcière. Il fit donc preuve de sagesse en fuyant le courroux de Keridwen, qui le poursuivait. Il s’échappa sous la forme d’un lièvre; mais elle le harcela sous celle d’un lévrier. Au moment d’être pris, il se changea en poisson, elle se convertit en loutre. Il se fit alors passereau, et elle faucon. A la fin, il fut avalé sous la forme d’un grain de blé par Keridwen, qui s’était métamorphosée en poule. Au bout de neuf mois, elle s’en délivra et le lia dans un sac qu’elle jeta ensuite à la mer. C’est dans cet état qu’il fut trouvé plus tard sur le sable au bord d’une baie par le prince Elfin, fils de Gwyddno[1]. » C’est sans doute ce conte qui a donné lieu à la légende du poète recueilli par des pêcheurs dans une corbeille ou dans un de ces petits bateaux si sveltes appelés coracles. Lui-même affirme plusieurs fois dans ses chants avoir passé par une série d’existences antérieures, tout en gardant jusqu’au bout l’impérissable conscience du moi. C’est aussi au chaudron de Keridwen qu’il attribue le don de haute sagesse et de prophétie qui le distingue. Dernier des bardes primitifs, il se donne comme chargé d’une sorte de mission divine. « Je suis, s’écrie-t-il, un disciple du silence qui adresse la parole aux bardes de la terre. Mon rôle est d’animer le héros, de convaincre ceux qui sont dans l’erreur, d’éveiller le contemplateur endormi et muet, d’éclairer bravement les rois. Je ne suis point un artiste superficiel qui caresse les bardes attachés à la maison des princes; il faut laisser ce soin aux habiles parasites. — L’Océan a dans son orgueil une profondeur légitime! » Barde et pontife, il s’autorise de la hardiesse des anciens druides pour aborder les sources les plus hautes de l’inspiration poétique. « Si vous êtes, dit-il, fidèles à la discipline de vos pères, vous devez chanter les grands secrets du monde que nous habitons. » Et, payant d’exemple, il nous donne en vers une sorte de cosmogonie dans laquelle il se représente l’univers visible comme un énorme animal montant du fond de l’abîme, sombre séjour d’un principe mauvais. A quel point les mythes et

  1. On voit encore aujourd’hui près de Conway les ruines d’un vieux château, Diganwy Castle, où fut enfermé, selon la tradition, ce même prince Elfin par les ordres de son oncle Maengwyn. L’influence irrésistible des vers de Tallesin, dont il avait été le sauveur et le patron, lui fit rendre la liberté.