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écrasés ; mais, l’insurrection une fois domptée, on peut hardiment affirmer que le cabinet de Saint-Pétersbourg aurait été le premier à faire des propositions aux puissances, à leur soumettre son nouveau plan de régime dans ce malheureux pays, à s’efforcer de se réconcilier l’Occident en usant avec modération de son triomphe. Rassuré dans la possession matérielle de ses provinces, pleinement satisfait dans son orgueil de n’avoir rien accordé au moment du péril, le gouvernement d’Alexandre II aurait eu hâte de rentrer dans le concert européen au moyen de quelques concessions, et telles des « largesses » impériales qui semblent maintenant reléguées dans le domaine du fabuleux et de l’impossible, — une amnistie sérieuse, le rappel du grand-duc Constantin à la lieutenance du royaume, le retour au système du marquis Wielopolski, une loi régulière sur le recrutement, — n’auraient paru alors ni trop larges ni trop onéreuses aux Russes ; elles auraient été proclamées, on doit en être convaincu, sans hésitation, avec empressement même. Dans tous les cas, la Pologne aurait été préservée de ce bouleversement social sans exemple, que voit se poursuivre l’Europe avec une morne indifférence ; elle n’aurait pas du moins connu dans toutes ses ineffables horreurs ce lendemain de la victoire moscovite, plus meurtrier pour elle à l’heure qu’il est que la lutte même qu’elle vient de traverser. Une rupture avec l’Occident affectait trop profondément les intérêts les plus vitaux de l’empire russe, pour que son gouvernement eût voulu la prolonger témérairement ; elle créait d’un autre côté un état de malaise si général et si inquiétant, dérangeait ou arrêtait à un tel point les évolutions ordinaires du monde politique, que l’Europe entière s’en fût bientôt ressentie, et que les puissances restées neutres n’eussent pas tardé à peser sur le tsar dans le sens de la conciliation. La « pression morale » que lord Russell avait vainement espérée de ses bruyantes remontrances du mois d’avril 1863, cette pression se serait, en pareille éventualité, tout naturellement et très sincèrement exercée sur le cabinet de Saint-Pétersbourg de la part des divers états, justement alarmés des suites incalculables de la crise, et qui auraient alors plaidé la cause de l’humanité avec bien plus de conviction qu’au printemps, avec la pénétrante éloquence de la peur. Il est probable que l’Autriche n’aurait pas suivi l’Angleterre et la France dans leur rupture avec la Russie ; mais il est également certain qu’elle aurait profité de sa position pour prendre le rôle d’intermédiaire, et ce rôle, elle l’aurait joué avec une loyauté suffisante. Il n’est pas même jusqu’à M. de Bismark qui, dans de telles conjonctures, n’eût employé tous ses efforts pour amener son intime allié du Nord à composition, et n’eût prêché en ce moment à Saint-Pétersbourg