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une idée de grandeur et de solidité qui rassure l’esprit. Ce grand vide qui plonge dans le massif est digne par ses proportions de servir de voie royale aux nations, à leur commerce, à leur industrie. On entre ensuite dans la section en voie d’agrandissement, in corso di scavazione. Une armée d’ouvriers, suspendue sur un plafond en bois qui coupe le tunnel en deux étages, travaille par les moyens connus à l’élargissement dans le sens de la voûte. On se glisse le long des piliers qui supportent le plafond, pendant qu’au-dessus retentit le bruit des coups de marteaux sur la barre à mine. De temps en temps, le plafond s’ouvre par une trappe, et une avalanche de blocs tombe sur les wagons qui circulent au milieu, entraînés à la sortie par la pente du tunnel. Enfin on arrive à la section de l’avancement, qui est entièrement l’œuvre de la perforation mécanique. C’est là tout au fond que l’air rend la force de travail qu’il a reçue par la compression. On éprouve une impression nouvelle à la vue du mécanisme qui attaque la roche. Un grand chariot mû sur deux rails par une machine à air comprimé, portant à l’arrière un tender plein d’eau sous la pression de 6 atmosphères, et à l’avant un squelette de fer armé des machines perforatrices, s’approche lentement du front d’attaque. A un signal du chef de poste des ouvriers, l’air est donné au moyen de ces boyaux en caoutchouc qui se détachent du grand conduit, et aussitôt les pistons perforateurs se meuvent, l’acier grince et mord la roche avec acharnement, frappant en une minute de cent quatre-vingts à deux cents coups du poids de 90 kilog. chacun. L’air qui s’échappe à chaque coup du fleuret vous fouette le visage. On respire largement dans cette cavité, qui n’a que 2m 70 de large et 2m 60 de haut, bien qu’on soit à 2 kilomètres de l’entrée et sous une voûte de 1,000 mètres d’épaisseur; la respiration, embarrassée d’abord par les gaz accumulés qu’on a traversés, est maintenant libre dans ce foyer d’air frais ; la vue est réjouie par l’éclat de la lumière du gaz, et un sentiment de fierté virile envahit l’âme en présence du mouvement, du bruit et de la puissance de ces machines qui dévorent la roche. On ne pense plus à la voûte surbaissée qui peut se refermer sur vous, ni à la masse énorme des Alpes qui pèse sur votre tête. L’homme oublie sa faiblesse en considérant le travail des forces de la nature qu’il a soumises par son génie, et il écarte de lui l’idée même du danger. Il m’a semblé voir cette assurance peinte sur la figure des ouvriers. Ils travaillent dans ce trou avec une sécurité remarquable : ils jouent pour ainsi dire avec les machines, ils posent la main sur la barre d’acier qui frappe la roche, et le formidable instrument qui perce les Alpes passe entre leurs doigts comme un jouet d’enfant; ils se glissent, légers comme des écureuils, entre les piques dirigées sur le front d’attaque.