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l’affût pendant que la tempête de feu et d’éclats de roche sévit avec une violence qui ébranle l’air sur une grande section du tunnel. L’explosion de la poudre dégage des gaz délétères. Un kilogramme produit, d’après la commission sarde, 49 centigrammes d’acide carbonique, 10 d’azote et 4 de sulfure de potassium, et pour que ces gaz ne soient pas funestes à la vie de l’ouvrier, il faut qu’ils soient dilués dans 250 mètres cubes d’air pur. Aussi l’ouragan d’air succède-t-il immédiatement à l’ouragan de feu : toutes les détentes de l’air comprimé sont lâchées, les robinets ouverts, et il se produit une tourmente qui chasse ou dilue les gaz, et rétablit les conditions de respiration, sans lesquelles ce grand travail serait impossible. Le chargement et l’explosion des mines prennent trois heures. La mine, sur un espace serré par la masse de la montagne, laisse peu d’ouvrage au déblayeur : elle broie le rocher en menus blocs, facilement chargés sur des wagonnets qui filent sur les deux côtés de l’affût, et le travail du déblaiement est fait en moins de deux heures. La percée se pratique toujours au niveau du sol, disposition fort critiquée, parce qu’elle condamne les ouvriers qui agrandissent le tunnel à travailler de bas en haut, mais elle permet à la machine d’avancer tout près du front d’attaque. On allonge son chemin de fer de l’avancement produit par l’explosion, et la série des opérations est terminée. La reprise recommence, et la machine poursuit sa percée à travers la montagne, en laissant au bras de l’homme le soin de l’agrandir aux proportions voulues. La galerie d’avancement est l’œuvre capitale du tunnel, et l’agrandissement est tout à fait secondaire. L’essentiel est que le monstre automatique fouille les entrailles des Alpes; le travail ordinaire agrandira toujours le sillon creusé.

Mais s’il allait s’égarer dans le vaste massif, s’il allait prendre une direction à droite ou à gauche de l’axe géométrique qui lui est tracé ? Cette supposition n’est pas un jeu de l’imagination, c’est une objection qui a été faite par des hommes de science et qui fait planer sur l’issue des travaux une incertitude redoutable. Un écart suffisant pour empêcher les deux attaques de s’entendre et de s’atteindre serait en effet la ruine de l’entreprise, et cela au moment où elle est presque achevée, où les deux trouées ont pénétré jusqu’au centre des Alpes, après douze ans de travaux et 60 millions de dépenses. On aurait deux magnifiques tronçons de tunnel, les plus grands qui aient été faits de main d’homme, mais sans issue, plongeant follement dans la profondeur. On comprend qu’avant de lancer les deux attaques l’une contre l’autre, le génie se soit assuré de la direction à suivre, de manière à écarter la possibilité même d’une déviation. Tel a été le but des opérations de triangulation ac-