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formes d’une rupture diplomatique, la dépassait encore à certains égards en portée, et pouvait avoir une haute signification morale. La doctrine du prince Gortchakov sur la liberté d’interprétation des traites européens ne laissait pas de blesser profondément les sentimens de l’Angleterre, et lord Russell se montrait dès lors assez disposé à adopter un plan de conduite que lui suggérait depuis longtemps un homme remarquable, un émigré polonais auquel son nom, son caractère, sa profonde connaissance de la société anglaise, enfin ses prédilections et jusqu’à ses idiosyncrasies toutes britanniques avaient valu, dans les hautes sphères de Londres, une considération qui n’y est que très rarement accordée aux étrangers de mérite. Le général Zamoyski (car c’est bien de lui que nous voulons parler) avait jugé dès le début et sainement l’impuissance absolue et radicale de la campagne inaugurée par l’Angleterre. « Pourquoi, ne cessait-il de dire au principal secrétaire d’état, pourquoi vous obstinez-vous à courir au-devant d’une insulte ou d’un mensonge, — d’une insulte, si la Russie rejetait vos représentations, et d’un mensonge, si elle faisait semblant de les accepter, quitte à violer ses engagemens comme par le passé ? » Et l’éminent patriote s’épuisait à démontrer qu’au lieu de toute intervention, soit par des remontrances, soit même par les armes, l’Angleterre et la France n’avaient qu’une seule chose à faire : c’était de déclarer le tsar déchu des droits que les traités de Vienne lui avaient conférés sur la Pologne, attendu qu’il n’avait jamais rempli les conditions auxquelles cette reconnaissance de sa souveraineté en Pologne avait été liée. Une déclaration de déchéance, le retrait de la sanction donnée en 1815 par l’Europe à la domination russe sur les pays de la Vistule et du Dnieper, c’était là, argumentait le général Zamoyski, le seul acte que la Pologne avait le droit de réclamer des puissances, et que celles-ci avaient le devoir de lui accorder… Il est vrai que, dans l’esprit de son ardent promoteur, ce simple acte devenait la pierre angulaire de tout un merveilleux édifice, le prologue d’un drame grandiose, — d’une historico-pastorale, eût dit ici le bon Polonius, — où le gouvernement de Vienne, rassuré et stimulé à la fois par ce verdict de la France et de l’Angleterre, se décidait de son côté à un grand acte de réparation, renonçait à la Galicie, lui rendait même les cent mille soldats polonais qu’il tirait de cette province. À la tête de ces troupes nationales, un prince de la maison d’Autriche, acclamé roi de Pologne, marchait alors au secours des insurgés de Varsovie et de Wilna et arrachait l’antique patrimoine des Jagellons, son état légitime, à « l’envahisseur » moscovite. La restauration de la Pologne se faisait ainsi de par elle-même, d’une manière complètement normale, et comme « par un