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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/96

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enfantement naturel, » dans une lutte régulière entre le souverain légitime et un « usurpateur ; » elle se faisait sans intervention, sans aucun secours de l’étranger, et tout au plus sous les seuls auspices d’un traité purement défensif entre les puissances de l’Occident et l’Autriche pour garantir cette dernière contre une attaque peu probable de la Russie… Au XVIe siècle, le grand-connétable Jean Zamoyski avait, dans la sanglante bataille de Byczyna, fait prisonnier un prétendant à la couronne de Pologne qui ne fut autre que l’archiduc Maximilien d’Autriche ; il emmena alors le Habsbourg captif dans son château seigneurial de Krasny-Staw et l’y traita avec l’exquise chevalerie d’un « gentilhomme-roi. » Eh bien ! n’était-il pas pour le moins piquant de voir maintenant un descendant du grand-connétable faire ainsi, en imagination, les honneurs de sa patrie restaurée à un autre archiduc d’Autriche salué roi de Pologne et comptant le prisonnier de Krasny-Staw parmi ses ancêtres ?…

Sans discuter ici le mérite de la combinaison que développait le général Zamoyski avec la fougue persistante qui l’a toujours caractérisé, — conception bizarre à coup sûr et qu’on serait bien tenté de qualifier de songe d’une nuit d’exil, — reconnaissons toutefois avec lord Russell la réelle et grande valeur de la pensée première qui formait le point de départ et comme la base de cette thèse. Rien assurément de plus légitime et de plus logique que le retrait de la sanction donnée autrefois à la domination russe en Pologne à la suite du refus persistant de la Russie de remplir les clauses qui avaient accompagné cette sanction, et un tel arrêt de l’Europe ne serait pas resté pour le coup sans des conséquences graves et sérieuses. C’est l’un des plus douloureux signes de l’affaissement moral de notre époque que le peu d’importance qu’elle attache d’ordinaire à une simple protestation : elle reconnaît par cela et en principe la souveraineté absolue de la force sur le droit. Et toutefois une protestation telle que la projetait lord John Russell, un verdict aussi solennel prononcé par la France et l’Angleterre dans une cause que M. de Talleyrand, dès 1815, avait appelée « la première, la plus grande et la plus éminemment européenne de toutes les questions, » aurait eu son enseignement profond et salutaire, aurait porté ses fruits, même dans un temps comme le nôtre, si indifférent qu’on le suppose au droit abstrait, si peu soucieux d’un jugement qui n’aurait pas l’appui immédiat de la force. Pour ne regarder du reste qu’un côté, le plus étroit et le plus humblement utilitaire, d’une pareille mesure, il est clair qu’elle présentait, dans tous les cas, le même caractère préservateur déjà signalé plus haut dans la discussion de l’hypothèse d’une rupture diplomatique.