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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/99

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de ses engagemens. Et le comte Russell concluait par ces paroles : « Les conditions en vertu desquelles la Russie a obtenu la Pologne n’ayant pas été remplies, le titre même peut difficilement être maintenu. » Pendant que le monde, attentif et quelque peu surpris, recueillait de la bouche du ministre britannique cette déclaration solennelle, le cabinet de Saint-James se mettait en devoir de donner à sa pensée la forme d’un acte international, et invitait la France et l’Autriche à se joindre à sa note. Le gouvernement français adhéra pleinement et immédiatement à la proposition de lord Russell, et l’engagea seulement à s’entendre à ce sujet avec l’Autriche ; or rien de plus caractéristique et de plus instructif que le langage que tint le cabinet de Vienne dans cette grave occasion.

Avant de le résumer, il importe néanmoins de savoir qu’ayant à faire sa réponse au ministre britannique, le comte Rechberg était déjà parfaitement instruit de la manière dont la cour de Russie envisageait le projet qui s’agitait. En effet, trois ou quatre jours après le discours de Blairgowrie (au commencement d’octobre), le prince Gortchakov eut à ce sujet un long entretien avec M. de Thun, ambassadeur de sa majesté apostolique à Saint-Pétersbourg. « Sans examiner encore jusqu’à quel point une démarche de la nature de celle que venait d’annoncer lord Russell pourrait influer sur l’attitude future du gouvernement russe vis-à-vis des puissances intervenantes, » le vice-chancelier commençait d’abord par affirmer que la première conséquence en serait infailliblement l’incorporation complète du royaume dans l’empire. Cette menace (que les organes russes annonçaient vers ce même temps comme un vœu exprimé par le sénat impérial) n’avait au fond aucune importance réelle, et ne dut pas émouvoir beaucoup le comte de Thun ; mais le prince Gortchakov ajoutait qu’il était évident qu’un pareil acte, des puissances ne pourrait rester isolé, qu’il aurait pour complément logique la reconnaissance des Polonais comme belligérans[1], et il est superflu

  1. Chose curieuse, dans cet acte si important d’une déclaration de déchéance, le cabinet de Saint-Pétersbourg ne s’occupait et ne s’inquiétait que du côté pratique, de la conséquence qu’il pourrait avoir : le côté moral du projet de lord Russell, la grande question de droit qu’il renfermait, échappait complètement au prince Gortchakov, ou lui paraissait de peu de gravité. Il est vrai que le gouvernement français, de son côté, n’envisageait pas d’une manière très différente la proposition du cabinet de Saint-James : lui aussi semblait n’y voir autre chose que le résultat pratique, la possibilité d’un secours matériel pour la Pologne, et paraissait se préoccuper assez peu de la portée morale d’un verdict aussi solennel, de la question de droit, ou plutôt d’un droit (il faut bien l’ajouter pour expliquer une telle indifférence) qui prenait son point de départ dans les traités de Vienne… Du reste, dès le 20 septembre, c’est-à-dire immédiatement après la rupture des négociations de la Russie avec les puissances, le prince Czartoryski avait adressé aux gouvernemens de France et d’Angleterre la demande formelle de la reconnaissance des Polonais comme belligérans. Cette demande était accompagnée d’un curieux mémorandum sur les précédens diplomatiques de cette question de la reconnaissance d’un peuple insurgé comme belligérant ; on y citait notamment l’exemple donné par la Russie elle-même dans l’insurrection grecque, alors qu’elle signait un protocole de Londres déclarant « qu’une intervention est justifiée, non-seulement dans le cas où la sûreté et les intérêts essentiels d’un état sont affectés par les événemens intérieurs d’un état voisin, mais aussi dans le cas où les droits de l’humanité sont violés par les excès d’un gouvernement cruel et barbare… »