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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/1011

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qui n’eurent pas beaucoup de prise sur leur temps. Voltaire a plus d’aïeux qu’on ne lui en donne d’ordinaire, et il convient de faire entrer dans sa généalogie des gens qui ne se doutaient pas du petit-fils que la Providence leur préparait. C’est peut-être l’intérêt le plus piquant de la correspondance de Mme de Sévigné qu’elle montre comment le siècle le plus croyant et le plus monarchique s’acheminait, sans le savoir, vers le siècle le plus révolutionnaire et le plus incrédule. L’histoire de France est la plus logique de toutes. Rien n’y arrive au hasard, et tous les effets y ont des causes longuement préparées pour qui sait les voir. Je ne sais pas, en vérité, pourquoi l’on nous accuse d’être inconséquens et mobiles. Il n’y a pas de peuple qui ait été aussi opiniâtrement fidèle à son caractère, et chez qui les événemens se développent avec tant de suite et de régularité.

Après avoir reconnu que ces deux époques sortent l’une de l’autre, il faut pourtant s’empresser d’ajouter qu’elles ne se ressemblaient guère. À le prendre dans son ensemble, le XVIIe siècle est assurément un siècle de foi. Ce travail intérieur qui devait finir par ébranler les croyances n’était alors visible pour personne. Les vérités religieuses n’avaient pas reçu d’atteinte sérieuse, et l’on ne doutait pas de la solidité de l’établissement monarchique. On ne se divisait que sur des points de détail, et il y avait une sorte de communauté d’opinion au sujet des questions les plus graves. Ce sont là de grands avantages, et nous les apprécions d’autant plus que nous sommes plus loin de les posséder. Des deux époques que nous dépeignent les lettres de Cicéron et celles de Mme de Sévigné, c’est à la première surtout que nous ressemblons. Elle n’avait pas plus que nous de croyance solide, et la triste expérience qu’elle avait faite des révolutions l’avait dégoûtée de tout en l’habituant à tout. Elle connaissait, comme nous, ces mécontentemens du présent et ces incertitudes du lendemain qui ne permettent pas de goûter un repos tranquille. Nous nous retrouvons en elle ; les tristesses des hommes de ce temps sont en partie les nôtres, et nous avons souffert des maux qu’ils enduraient. Nous sommes placés comme eux dans une de ces époques intermédiaires, les plus douloureuses de l’histoire, où, les traditions du passé ayant disparu et l’avenir ne se dessinant pas encore, on ne sait plus à quoi s’attacher, et nous comprenons bien qu’il leur soit arrivé souvent de dire avec le vieil Hésiode : « Que je voudrais être mort plus tôt, ou être né plus tard ! » C’est ce qui nous fait prendre un intérêt si triste et si vif à la lecture des lettres de Cicéron.


GASTON BOISSIER.