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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/1052

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la virtuosité de l’interprète. Prenez la plus grande cantatrice du monde, et donnez-lui à chanter Gluck ou Mozart, je défie bien qu’avec toute son âme et toute sa voix elle parvienne à faire d’Iphigénie ou de donna Anna autre chose que ce que Gluck et Mozart en ont fait. Essayez en revanche de repasser vos souvenirs de Norma, et voyez comment, entre les mains des diverses tragédiennes, s’est transformé ce type élastique, commode, auquel la Pasta et la Grisi, Jenny Lind et Mme Viardot, ont pu à tour de rôle, et sans lui rien ôter de son intérêt, attribuer le caractère de la plasticité grecque, de l’exaltation, romantique et de la sauvagerie cimmérienne. On remarquera que je ne parle ici que des cantatrices éminentes qui ont étudié, creusé le personnage, car pour le menu, peuple, — pour celles qui se complaisent à n’envisager une partition qu’au point de vue purement concertant, qui chantent Casta diva en italien, tandis que le chœur répond en allemand : Keusche Göttin, ou, comme faisait à Lille l’autre jour la Patti, gazouillent au bon public le si Lindor moi sara du Barbier de Bossini tandis que Figaro, en prose, française de Beaumarchais, lui donne la réplique, — pour tout ce joli monde, uniquement préoccupé de trilles, d’arpèges, de staccati, il va sans dire qu’en dehors de la partie dramatique, la Norma et la Sonnambula restent d’admirables répertoires d’airs de bravoure et de cavatines qui sont de vraies sonates pour la voix.

Le règne de Bellini fut le déclin de l’influence musicale italienne au théâtre. Pareil enthousiasme ne devait pas se revoir. Donizetti, qui lui succède, en travaillant davantage perd en conséquence : plus d’étude et moins de génie ! Il va d’un style à l’autre, se fait la main à tous les genres, revient au bouffe rossinien avec l’Elisire d’amore, passe à l’opéra-comique français avec la Fille du régiment, fusionne Bellini et Meyerbeer dans la Lucia et la Favorite, et par Lucrèce Borgia prépare Verdi. Ne demandant rien à son art en dehors de certains effets et des effets certains, ne cherchant, ne voulant que ce qui peut être obtenu sans aucun risque, ce qui le distingue, c’est une singulière, intelligence de l’économie dramatique. Il compose des opéras de répertoire, des opéras qu’on peut donner partout, à Paris, et à Carpentras, à Vienne, et à Bückebourg, bien montés, mal montés, complets ou mutilés, soigneusement distribués, étudiés, comme pièces à recettes ou livrés aux doublures en manière de bouche-trous ; de grands opéras à quatre personnages, à mise en scène modérée, ni trop longs ni trop courts, ni trop aisés ni trop difficiles, que tout le monde comprend et par lesquels beaucoup se laissent charmer. Bellini écrivait pour ses chanteurs, Donizetti pour les directeurs de théâtre. Déjà ses ouvrages ne font plus époque ; ils ont beau se fourrer, se nicher partout, ils ne sont pas des dates comme Tancrède ou Norma. Leur influence, leur action est en surface, en étendue bien plus qu’en profondeur. Quand il vint à Paris, il trouva Rossini installé à l’Opéra, où s’accomplissait par lui ce croisement des deux styles italien et français qui devait finir, à un jour donné, par