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le comte Pillet-Will, vint offrir son hôtel pour asile à ces dieux errans devant lesquels refusaient de s’ouvrir les salles de concert. Grâce à cet empressement d’un amateur riche et bénévole, quarante personnes environ purent se réunir deux fois par mois pour entendre en leur particulier des chefs-d’œuvre de musique classique qu’il eût été impossible de produire en d’autres conditions. Qui se serait alors imaginé qu’un temps viendrait où ces quatuors, ces sonates, à peine appréciés de quelques connaisseurs, trouveraient dans ce même Paris un public assez nombreux pour défrayer plusieurs entreprises du genre de celle de M. Baillot ? Et pourtant ce que nous voyons aujourd’hui dépasse les rêves les plus dorés que jamais aient pu faire autour de leur pupitre les adeptes de l’hôtel Pillet-Will. Partout prospèrent et grandissent ces institutions privées qui, sous les diverses directions de MM. Armingaud, Jacquard, Lamoureux, Lebouc, viennent appuyer le mouvement progressif qui s’accomplit au théâtre et ailleurs. Naguère encore c’était un public qui fréquentait ces succursales du Conservatoire ; maintenant c’est le public. Lessing a dit : « L’arbre de nos plaisirs a-t-il donc tant de branches pour que de gaîté de cœur on en supprime ? » Notre époque ne supprime rien, conserve les genres, tient compte de chacun, pourvu qu’il soit bon. En même temps que la ritournelle italienne devait donc disparaître tout ce fatras de variations, de pots-pourris, polonaises, fantaisies et transcriptions dont l’unique but était de mettre en évidence la virtuosité de l’exécutant. Au théâtre comme au concert, comme dans un salon, nous prétendons que la musique soit de la musique. Notre siècle, en vieillissant, s’il a perdu beaucoup d’illusions, a trop pris d’expérience et de sens critique pour continuer à se laisser berner par des grimaces.

Le style est aujourd’hui ce qui le charme. Si vous voulez qu’il s’amuse à la bagatelle, faites que la bagatelle soit de Beethoven. Donnez-lui l’Invitation à la valse de Weber, la Marche à quatre mains de Schubert, les Lieder sans paroles de Mendelssohn, les Scènes enfantines de Schumann. Quels noms figurent sur tous les programmes ? Où va le courant qui nous entraîne ? Interrogez les plus brillans élèves du Conservatoire : Planté, Diémer, Duvernoy, Mlle Marie Mongin : qui étudient-ils, recherchent-ils ? Les maîtres, toujours les maîtres. Et pendant ce temps que se passait-il au théâtre ? Obéron, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée. De toutes parts le mouvement s’affirme, c’est complet, Leibnitz dirait sphérique ! Tout se tient dans l’œuvre des maîtres, et ce n’est pas en vain qu’on dira d’un Shakspeare, d’un Beethoven qu’ils ont créé. Vous avez vu ces puissantes images où le grand Albert Dürer, multipliant partout l’abondance, la vie, amoncelle autour de la Vierge céleste des trésors de végétation et de fécondité. Tandis que paisiblement elle sourit à son enfant, la Vierge naturante, les soleils la contemplent, les fleurs par milliers éclosent sous ses pieds, les oiseaux vont à leurs nids, les abeilles à leurs ruches, les écureuils dans les branches d’arbre se lutinent, les lapins gambadent dans le pré, dans le