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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/1056

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clair ruisseau les truites se croisent. Lumière, épanouissement, promiscuité ! Dans ce coin étroit, cette page, le génie d’un homme fait venir l’univers. Ainsi procède l’œuvre des maîtres : création véritable où tout a sa loi d’être, son système. Ces immenses, ces incalculables symphonies de Beethoven n’entraînent-elles pas dans leur orbite planétaire des mondes de sonates, de cantate, d’ouvertures ? Autour des soleils qui s’appellent Don Juan, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée ne voyons-nous pas graviter toute sorte de constellations mélodiques ? Cette loi de variété dans l’unité, posée d’avance au créateur, quel qu’il soit, n’a pas manqué d’accomplir chez nous son effet. Les maîtres, à l’heure qu’il est, son partout. « Il n’y en a que pour eux ! » s’écrie haineusement l’impuissance ajournée aux calendes grecques. Tandis qu’au firmament leurs soleils brillent, leurs inspirations moindres, comme de précieuses découvertes, nous attirent, nous émerveillent. J’ai dit où tendait la réaction, quelle grande place le goût du public faisait au style. C’est qu’en effet tout ce qui vient du procédé passe avec la mode, tandis que le style au contraire, avec l’âge, gagne en puissance. Dernièrement, j’entendais au Conservatoire l’ouverture de Guillaume Tell ; me croira-t-on ? Entre Mozart et Beethoven, cette page, au théâtre admirable, ne tient pas. Le même désappointement m’était arrivé du reste à propos de l’ouverture de Zampa, qui, bien que d’une valeur moindre, exécutée à sa vraie place, est un beau morceau. Il y a trop d’éclat, de couleur voyantes ; cette instrumentation, encore que magistrale, produit l’effet d’un décor d’opéra à côté d’une toile du Vinci. Ce qu’il manque, c’est la dignité. Lart suprême n’a pas de ces accens tranchés, de ces velléités tapageuses. Gluck et Mozart s’étaient contentés d’introduire les trompettes dans l’orchestre, Rossini sans scrupule y appela toute la bande militaire, ophicléide, grosse caisse, petite flûte ; comme César ouvrant le sénat aux mille nationalités barbares, ce dictateur d’un jour ouvre l’orchestre aux janissaires. Et les violons, les instrumens à cordes, ces traditionnels interprètes de la beauté, de la noblesse du sentiment, frémissent d’être obligés de céder le pas désormais aux parvenus de la musique turque. Sérieusement, sans rien vouloir ôter de son mérite, la méthode rossinienne et tout en reconnaissant le profond intérêt qu’offre à quiconque s’entend à séparer ce qui est bon de ce qui ne l’est pas l’étude de cette instrumentation, toujours en progrès jusqu’à Guillaume Tell, il est permis de constater combien ce gouvernement de l’orchestre au seul point de vue de l’effet théâtral nuit à la distinction, à la noblesse de son élocution. Ceux qui se défieraient de nos impressions n’ont qu’à aller entendre au Conservatoire les deux meilleures symphonies qu’ait produites ce système, l’ouverture de Guillaume Tell et l’ouverture de Zampa : là seulement on jugera, par une comparaison immédiate avec les grands maîtres, ce que cette pompe a de banal, ce sublime de conventionnel, et quels services peuvent rendre parfois des hommes comme Mendelssohn en venant rétablir l’ordre en toute chose, restituer aux violons et aux instrumens à vent