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furent réintégrés dans leurs foyers, mais les deux chefs réussirent à s’échapper et à regagner leurs repaires. Le monastère où je fus reçu était resté longtemps inhabité. L’évêque d’OEtylos venait d’y installer récemment quelques moines et un hégoumène, pour tenter d’instruire et de moraliser les barbares peuplades disséminées sur ce promontoire. L’hégoumène, jeune encore, intelligent, énergique, me manifesta cependant peu d’espoir de réussir dans la difficile mission qui lui était confiée ; il me parut plus préoccupé de se garantir contre les attaques de ses féroces ouailles que de porter dans leurs villages les lumières de l’enseignement religieux. Les Kakovouniotes, autrefois les pirates les plus acharnés de l’Archipel, aujourd’hui encore en permanente insurrection contre les lois du pays et les principes de la civilisation, sont un objet de terreur, même pour les habitans des autres parties du Magne. Ils n’ont fait aucun pas hors de la barbarie et de l’ignorance profondes où ils sont plongés depuis plusieurs siècles, et qui cependant n’ont pas effacé de leurs traditions le nom de Lacédémone ; ils se disent Spartiates et prétendent même que Lycurgue, ou Kyr Lykourgo, le seigneur Lycurgue, vint terminer sa vie sur les sauvages rochers du Ténare, où ils montrent encore son pyrgos. Cette légende, qui donne au sombre législateur de Sparte une tombe si bien appropriée à son âpre génie, mérite d’être ajoutée à celles qui le font mourir, les unes aux environs de Delphes, les autres en Élide ou dans l’île de Crète. La passion des habitans du Ténare, autrement dit de la Mauvaise-Montagne, pour le vol et le meurtre était telle qu’ils affrontaient avec une inconcevable audace les plus affreuses tempêtes pour se jeter sur les navires en détresse et les piller au milieu même du naufrage. Aujourd’hui qu’ils ne peuvent plus se livrer à la piraterie, ils exercent le brigandage en Messénie, dans les gorges du Taygète, jusque sur les plateaux de l’Arcadie, chaque fois que l’ordre est troublé dans le royaume par quelque révolution ou quelque agitation populaire. Le reste du temps, ils se battent entre eux avec fureur, soit pour se venger d’une injure récente. soit pour reprendre des hostilités qui n’ont jamais pu s’éteindre entre certaines familles, et dont la première cause se perd quelquefois dans la nuit des temps. L’hégoumène du monastère de Portoquaglio me disait que l’écho de ces batailles arrivait souvent à ses oreilles ; il ajoutait que ces gens intraitables observaient scrupuleusement chaque semaine, même dans leurs plus sanglantes querelles, une sorte de trêve du Seigneur qui les oblige du moins à déposer les armes depuis le samedi soir, après le coucher du soleil, jusqu’au lundi matin. Ces hommes font le dénombrement de leur population non par âmes, mais par fusils ; Lagia, par exemple, leur