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suivent, qu’il cherchera trop souvent des distractions et l’oubli. « Je suis fort mal et j’ai raison de me préparer des plaisirs dans l’autre monde ; puisque le goût et l’appétit m’ont quitté, je n’en dois pas espérer beaucoup en celui-ci. » La Fontaine, avec qui Saint-Évremond avait autrefois entrepris un tournoi littéraire où l’un tenait pour la duchesse de Bouillon et l’autre pour la duchesse Mazarin, a donné aux épicuriens, quand la jeunesse les quitte, ce poétique congé :

Je voudrais qu’à cet âge
On sortit de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fit son paquet.

La philosophie du plaisir n’a point d’autre conseil pour ceux que le plaisir abandonne. C’est par d’autres croyances qu’il faut renouveler une vie près de s’éteindre, et ceux qui s’attardent au banquet et ne savent point en sortir comme un convive rassasié ne plaisent pas plus aux philosophes qu’aux poètes.

Parmi les amis que Saint-Évremond avait laissés en France, et dont les rangs s’étaient éclaircis, Ninon survivait alors à sa jeunesse et à son éclat. Elle était entrée dans cet âge que le duc de La Rochefoucauld lui avait dit être « l’enfer des femmes. » Sa pensée se reporta vers son philosophe d’outre-mer. La correspondance des deux vieillards reprit avec une fidélité qu’explique la communauté des souvenirs. Ils pouvaient, au milieu d’une génération nouvelle, s’entretenir du passé. Les regrets les réunissaient, comme aussi cette difficulté d’espérer où ils semblent être tous les deux. Il faut prendre ses prédicateurs où l’on les trouve, et l’on pourrait tirer des lettres de Ninon, à cette époque du moins, une sorte de sermon et comme la condamnation d’une philosophie qui nous laisse si tristes au moment où la philosophie est le seul bien qui nous reste. Ces lettres sont singulièrement attachantes, ce ne sont point du tout celles d’une vieille bergère, mais d’un honnête homme à qui l’on voudrait voir d’autres croyances. « J’ai senti la mort de Mme de Mazarin, écrit-elle, comme si j’avais eu l’honneur de la connaître. Elle a songé à moi dans mes malheurs. J’ai été touchée de cette bonté, et ce qu’elle était pour vous m’avait attachée à elle. Il n’y a plus de remède, et il n’y en a nul à ce qui arrive à nos pauvres corps. Conservez le vôtre. Vos amis aiment à vous voir si sain et si sage, car je tiens pour sages ceux qui savent se rendre heureux… Adieu mille fois, monsieur. Si l’on pouvait penser comme Mme de Chevreuse, qui espérait en mourant qu’elle allait causer avec ses amis dans l’autre monde !… Il serait heureux de le penser. » Arrêtons-nous sur ce souhait des deux épicuriens, sur ce désir d’espérer ; il vaut mieux