Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/237

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que leur doctrine, et prouve qu’après tout, au milieu des entraînemens de la vie et dans le néant des croyances, l’âme peut garder une noblesse native et des aspirations élevées.

Saint-Évremond mourut en 1703, au commencement d’un siècle que son esprit avait devancé, et où il aurait retrouvé victorieuses et déjà puissantes bien des idées qu’il avait le premier semées. Plus libre dans son essor, il se serait affranchi des liens qui le retiennent encore au passé et des voiles un peu lourds et froids qui enveloppent souvent la hardiesse de sa pensée. Sans se perdre en conjectures, il suffit sans doute à la gloire de son nom d’avoir, en face de l’autorité du « grand roi, » donné l’éveil à l’esprit d’examen et de critique. Qu’on ne se laisse pas prendre à des détails tout de mode et de surface, ce courtisan de deux monarchies, cet amateur de bonne chère, ce bel esprit toujours galant et amoureux est un des précurseurs de la société moderne. Il annonce et prépare sur plusieurs points Voltaire et Montesquieu, qu’il a précédés en Angleterre. Tous deux y viennent un demi-siècle après lui ; mais il faut noter cette différence que Saint-Évremond donne plus qu’il ne reçoit, que, loin d’emprunter rien à sa nouvelle patrie, il reconstruit, il étend autour de lui son propre pays, les idées de la France, sa littérature, son influence en tous sens. Ses illustres successeurs au contraire vont emprunter à une société étrangère des lumières qui, selon eux, manquaient à la leur. Voltaire rapporte d’Angleterre une philosophie plus sérieuse, et révèle à ses compatriotes les noms de Shakspeare et de Milton. Montesquieu retrouve en Angleterre les titres de liberté du genre humain ; il signale à l’admiration et à l’imitation de l’Europe cette constitution savamment pondérée qui paraissait jusqu’à nos jours répondre à tous les instincts de la société moderne. Quoi qu’il en soit, ces deux rôles ont assez de grandeur pour contenter toute ambition : l’un est plus utile peut-être, l’autre semble plus conforme aux prétentions de l’esprit français. Si l’on voulait dresser une de ces généalogies intellectuelles qui représentent assez bien la filiation des idées à travers les générations, on dirait que Saint-Évremond procède de Montaigne et de Charron, et qu’à leur tour Voltaire et Montesquieu descendent de lui. Tenir son rang et rester soi-même entre de tels aïeux et une telle postérité, c’est avoir droit non-seulement au tombeau que l’Angleterre a élevé à Saint-Évremond, mais à une page dans l’histoire des progrès de l’esprit humain.


VICTOR DE LANGSDORFF.