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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/266

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En France aussi bien qu’en Angleterre, on a longtemps vécu, en matière de législation des sociétés, sous le régime le plus restrictif. En Angleterre, on sortit de cette voie étroite vers 1856 en faisant entrer dans le régime du droit commun, sous le nom de société à responsabilité limitée, la forme de société qu’en France nous appelons anonyme. Cette société, qui est la forme la plus commode et la plus attrayante de l’association commerciale, n’est responsable vis-à-vis des tiers que dans la limite de son capital statutaire. Elle est gouvernée par des administrateurs qui ne sont que les mandataires des actionnaires. C’est la forme républicaine appliquée à l’association commerciale. Tandis que l’Angleterre inaugurait ce système libéral, nous étions pris en France de la manie qui nous est si ordinaire, sous prétexte de prévenir les abus et de couper le mal à la racine, d’imposer des entraves maladroites à l’initiative individuelle et à la libre action de chacun. On vota en 1856 une loi sur la commandite par actions qui fit de cette forme de société un épouvantail et la frappa de stérilité. Nous parûmes, il y a deux ans, vouloir nous raviser, et nous empruntâmes à l’Angleterre sa société limitée ; mais nos législateurs semblèrent avoir peur de leur plagiat, et ils prirent toute sorte de précautions pour empêcher que la société limitée ne fit du mal, et par conséquent fit aucun bien. On voulut que les entreprises dont le capital dépasserait 20 millions ne pussent point avoir le bénéfice de la société limitée. S’il peut se fonder des sociétés de plus de 20 millions, semblait-on se dire, ces sociétés seront de grandes compagnies anonymes, et n’est-ce point dépouiller le conseil d’état d’une de ses prérogatives essentielles que de permettre à ces compagnies d’exister sans son contrôle et son autorisation ? On se crut obligé de prendre contre les administrateurs des sociétés à responsabilité limitée toute sorte de garanties préventives. Leurs faits délictueux étaient si attentivement prévus et si sévèrement punis qu’il semblait que des malfaiteurs seuls pussent avoir l’idée de devenir administrateurs de ces sociétés, et que la loi avait l’air d’une section du code pénal plutôt que d’une annexe du code de commerce. La loi sur les sociétés limitées, dénaturée ainsi par un esprit de restriction qui est incompatible avec les libres allures de l’esprit commercial, ne fut d’aucun secours pour l’esprit d’association.

L’expérience a enfin fait entendre ses leçons. On s’est aperçu que le régime qui restreignait la création libre des associations commerciales et qui soumettait les statuts des sociétés anonymes aux délibérations du conseil d’état était désavantageux au public et au gouvernement. L’investiture de l’anonymat donnée par le conseil d’état à une certaine catégorie de sociétés était pour ces sociétés un véritable privilège. Les statuts des sociétés anonymes, avant d’être examinés par le conseil d’état, devaient avoir été discutés, contrôlés, approuvés par le ministère du commerce. Les sociétés anonymes semblaient donc recevoir quelque chose du prestige gouvernemental, et plus l’administration agissait sur la rédaction de leurs statuts,