Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/269

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore le sujet de bien des drames avant qu’elle ait pris fin. La pièce de M. Feuillet, sans rien changer à cette donnée, l’a cependant renouvelée en élargissant cette fois le théâtre de la lutte. Dans la Belle au Bois dormant, on n’a plus seulement en présence des individus de condition différente. comme dans Mademoiselle de la Seiglière par exemple, mais des centres différens de civilisation. L’usine se dresse en face du château, et autour de ces deux centres apparaissent groupées les populations qui appartiennent à ces deux sociétés profondément diverses d’esprit, d’instinct et de tendance. Autour du manufacturier se pressent les ouvriers modernes, énergiques comme leur maître, actifs comme lui, partageant la même croyance en lui toute-puissance du travail et récitant sous une forme obscure le même credo, qu’il professe : l’homme est son propre et légitime maître, et la mesure de sa valeur est dans le degré de son énergie. Autour du châtelain se groupent les paysans fidèles et fiers, enclins comme leur maître à la somnolence et à une certaine noble incurie, tenant, comme lui, pour suspect tout ce qui est nouveau, et disant comme lui : le temps est le véritable souverain des hommes et le véritable fondement des sociétés ; c’est lui qui légitime les droits, et toucher à ce qui est ancien est vraiment se rendre coupable de sacrilège, c’est agir au mépris de la justice. Pour que le contraste fût plus frappant, M. Feuillet a placé la scène de son drame en Bretagne, dans cette dernière citadelle des vieilles mœurs et des vieilles, croyances, Il y a de la hardiesse et de la grandeur dans ce contraste. Si la donnée de la pièce n’est pas absolument neuve, elle a été au moins singulièrement rajeunie par cette opposition ingénieuse des deux sociétés. M. Feuillet, n’a pas tiré de son idée tout le développement dramatique ; et tout l’intérêt moral qu’elle contenait, mais c’est beaucoup déjà que d’avoir conçu ce rajeunissement d’une donnée déjà vieille, et c’est un plaisir pour nous de lui rendre cette justice, puisque personne encore n’a voulu reconnaître où était la nouveauté de son drame.

On a beaucoup accusé M. Feuillet de nous avoir montré moins des vieilles mœurs que des mœurs abolies. Ces types de vieux nobles bretons et de paysans aveuglément attachés aux anciennes coutumes sont des types surannés, et qui n’existent plus, a-t-on dit, depuis trente ans au moins. Ceux qui formulent cette accusation sont-ils bien sûrs de ce qu’ils avancent, C’est là une accusation de critique parisien, qui, j’en ai peur, recevrait plus d’un démenti de la réalité. Jet crois que sans chercher beaucoup on trouverait aisément en Bretagne, et même ailleurs plus d’un type de gentilhomme passant sa vie à chasser comme le marquis de Guy-Châtel, ou à pêcher à la ligne comme les Penmarch père et fils, sans se soucier en aucune façon des miracles d’activité industrielle de la société moderne, des doctrines morales en faveur, des journaux et des feuilletons où on déclare qu’il n’existe plus. On trouverait aussi peut-être plus d’un paysan encore récalcitrant aux. idées de progrès qui l’arrachent aux douceurs de