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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/270

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ses habitudes, ou, si vous voulez, à la routine de sa vie, et quoique les embuscades aux coins des haies deviennent rares, je ne conseillerais pas à un industriel ou à un agronome trop partisan de la moderne économie politique de se fier à la docilité de ces populations. Le coq rouge de l’incendie, lancé par des mains inconnues, saurait les faire repentir de leur témérité en dévorant une manufacture gênante ou des gerbes récoltées selon des modes de culture qui leur déplaisent. Ne dites donc pas d’une manière aussi absolue que ces types sont surannés ; dites plutôt qu’ils commencent à passer de mode auprès du public parisien, sur nos théâtres et dans nos romans, et vous serez plus près de la vérité.

Les deux premiers actes sont les meilleurs de la pièce à notre avis. Le contraste que nous venons d’indiquer y est nettement posé : d’une part les Morel, de l’autre les Guy-Châtel et les Penmarch engagent une lutte d’amour qui prend la forme d’une lutte sociale et d’un épisode de guerre civile. Les adversaires en effet se combattent non pas précisément avec les armes de l’amour, mais avec les armes de leur profession et de leur condition : les Morel avec les lettres de change et les billets à ordre soigneusement collectionnés du marquis de Guy-Châtel, les Guy-Châtel et les Penmarch avec les figures héraldiques de leurs blasons et les armes plus redoutables des anciens chevaliers et des modernes maîtres d’escrime. C’est Mlle Louise Morel qui ouvre la lutte, et elle l’engage hardiment, je vous assure. Il faut voir avec quelle fermeté d’homme d’affaires elle démontre au marquis de Guy-Châtel qu’il n’a d’autre moyen de faire face à ses engagemens envers eux que l’abandon de ses propriétés, avec quelle arrogance elle relève la tête devant le comte de Penmarch, qui vient lui proposer au nom de sa cousine Blanche de Guy-Châtel de transporter ailleurs le siège de la manufacture moyennant indemnité, et de quel ton elle demande : « Est-ce que c’est sérieux cette proposition, monsieur le comte ? » C’est une vraie bourgeoise, une vraie fille de Molière, que cette Mlle Louise Morel, solide, sensée, cassante, légèrement mal apprise, que je vous recommande comme le meilleur caractère de la pièce. Ce personnage est rendu par Mlle Jane Essler avec cette énergie qui caractérise son talent.

La lutte ne serait pas longue, si les Morel n’avaient pas devant eux d’autres adversaires que les Guy-Châtel. En effet, dès le début de la pièce, les Guy-Châtel sont vaincus de deux et même de trois façons, par la pauvreté, par l’amour, par la générosité de leurs rivaux : vaincus par la pauvreté car la vente de leur propriété est leur seul moyen de s’acquitter de leurs dettes ; vaincus par l’amour, car Mlle Blanche de Guy-Châtel aime secrètement M. George Morel le manufacturier, et il n’est pas bien sûr que le marquis n’ait pas un commencement d’affection pour Mlle Louise, dont le caractère résolu lui plaît ; vaincus par la générosité, car le manufacturier, en supposant que les propriétés du marquis contiennent des mines encore inconnues, leur donne une plus-value de deux cent mille francs. Les