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ayant su que nous étions aux Grands-Mulets, il s’était mis en marche le soir même, avait traversé le glacier et vers minuit arrivait à notre bivouac, où il prenait place autour du feu des guides. À l’aube, il était parti le premier pour frayer la route.

Vers six heures, nous étions en marche à notre tour. À partir des Grands-Mulets, on met le pied sur la glace pour ne plus la quitter. La caravane formait une longue file décrivant de nombreux zigzags. Les guides se relayaient tour à tour pour prendre la tête et tracer un sillon dans la neige. Nous montâmes ainsi sans nous arrêter pendant deux heures, puis nous fîmes halte pour manger avant de traverser le Petit-Plateau. On nomme ainsi une plaine étroite de 800 mètres de long ; vers le sud-ouest, elle est dominée par les escarpemens du Dôme-du-Goûté : ceux-ci se composent de protogine et de schistes chlorités très inclinés auxquels la neige n’adhère que d’une manière imparfaite. L’escarpement est en outre surmonté d’une muraille perpendiculaire de glace divisée en séracs ou hérissée d’aiguilles. Aussi le Petit-Plateau est-il habituellement balayé par les avalanches. Tantôt c’est une plaque de neige durcie qui glisse le long de l’escarpement et se brise en mille morceaux, tantôt un sérac s’écroule en simulant de loin une blanche cascade et s’étend en éventail sur la petite plaine qu’il recouvre en entier. Il s’agissait donc de traverser en courant ce passage dangereux ; mais les blocs de glace, débris d’une avalanche déjà ancienne, retardaient notre marche. Arrivés au pied de la nouvelle pente qui conduit au Grand-Plateau, nous y trouvâmes Marie Couttet. Le temps était devenu de plus en plus menaçant, les rafales de vent se succédaient sans interruption. Quelques grains de grésil commençaient à nous fouetter le visage. Le vieux montagnard comprit que l’orage approchait : sans dire un mot, il se mit à descendre rapidement sur nos traces, encore empreintes dans la neige, et disparut bientôt dans les nuages qui assiégeaient les flancs de la montagne.

Arrivés au haut de la pente, nous nous trouvâmes sur le bord de l’une de, ces profondes crevasses que les montagnards savoisiens désignent sous le nom de rimayes. Il était impossible de la franchir ; nous y descendîmes donc et remontâmes du côté opposé. Une fois à l’autre bord, nous étions au Grand-Plateau. C’est un vaste cirque de neige et de glace dont le fond est un plan relevé vers le sud ; mais nous entrevîmes à peine la configuration des lieux. Avant que nous pussions nous reconnaître, les nuages nous avaient complètement enveloppés, et la neige tourbillonnait autour de nos têtes. Il n’y avait pas à hésiter, il fallait ou redescendre immédiatement ou dresser notre tente. Deux porteurs, Auguste Simond et Jean Cachat, s’offrirent pour rester avec les trois guides et nous. Les autres jetèrent leurs fardeaux sur la neige et se précipitèrent en