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ne tarde pas à produire des miracles : la forêt tout entière s’ébranle, les lions rugissent en dansant, les cerfs brament des cavatines, les grues vocalisent à plein gosier comme de véritables cantatrices, les éléphans cabriolent dans l’herbe et donnent le la. Attiré au bruit de la symphonie, l’enchanteur Dilsenghuin arrive en personne, et, charmé par la présence de cet harmonieux virtuose, l’invite à pénétrer dans son château. J’oubliais de dire que l’aimable prince Loulou, pour mieux tromper la défiance du magicien, s’était fait d’avance une de ces belles têtes homériques dont le type trop effacé reparaissait naguère avec tant de bonheur dans la Mireille de M. Gounod, mais, hélas ! pour ne vivre que l’espace de quelques soirs. Bientôt, grâce à la puissance de ses accords, Loulou s’est rendu maître de l’enchanteur et aussi du cœur de la belle Sidi. Dans une ripaille nocturne, notre chevalier grise le bonhomme, et tandis qu’il ronfle sous la table, cuvant son vin, lui prend la baguette de feu. Périfirime alors se montre. Le nécroman se déclare vaincu, demande merci. La fée, pour toute vengeance, se contente de le changer en coucou, et, trop heureux d’en être quitte à si bon marché, le vieux drôle s’enfuit à tire d’aile, suivi de son coquin de fils, un méchant gnome métamorphosé par la même occasion en chat-huant. Quant au prince Loulou et à la princesse Sidi, l’un et l’autre ils n’auront plus qu’à célébrer leurs noces dans ce fameux palais meublé aux frais d’Oberon et de Titania, où, parmi les fontaines jaillissantes et les colonnes d’hyacinthe, se dresse sur une estrade en mosaïque, et vis-à-vis d’un grand soleil qui fait la roue, l’autel portatif des génies, surmonté de son aigrette de lycopodium.

Telle est fort en abrégé l’histoire racontée par Wieland dans son Dschinnistan, et d’après laquelle Schikaneder composa son poème de la Zauberflöte. Ce qu’il en prit et ce qu’il en laissa, ce qu’il y ajouta, peu nous importe ; mais nous verrons tout à l’heure comment de cette niaiserie grotesque Mozart, par cette faculté créatrice presque inconsciente qu’il tenait de Dieu, fit en quelques semaines une des œuvres les plus grandioses, les plus magnifiques qui existent, je ne dirai pas seulement en musique, mais en philosophie. Le beau, lorsqu’il atteint à ces hauteurs, ne saurait plus être maintenu par la discussion dans les simples limites d’un art quelconque. Un pareil idéal, lorsqu’on y arrive, prend des proportions vraiment historiques. Ce n’est plus beau seulement, cela, comme de la musique, mais c’est beau comme les dialogues de Platon, comme la Sixtine, comme tout ce qui vous pénètre et vous inonde du sentiment de l’infini.

« Tieck est un talent de haute condition, disait Goethe, et personne