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il faut que dans les intervalles du travail la machine se ravitaille, et souvent l’action de ces moyens de renouvellement sur un organisme dont tous les ressorts sont en mouvement ne s’exerce elle-même que pour provoquer à d’autres dépenses. Mozart mangeait beaucoup, buvait plus qu’il ne convient à un homme raisonnable, et quant aux femmes, il ne se lassait pas de les aimer toutes à la fois comme son don Juan. Le goût, je l’ai dit, lui en était venu tard. Son premier attachement, très profond, très honnête, le sauvegarda jusqu’à vingt-six ans contre les désordres des sens. On connaît l’histoire. Aloysia Weber était la fille d’un pauvre copiste du théâtre de Manheim. Elle avait quinze ans, de la beauté, des charmes, une voix de sirène. Mozart venait de quitter son archevêque de Saltzbourg (1777), et, cherchant un emploi, parcourait l’Allemagne avec sa mère. À Munich, l’électeur l’avait éconduit dans les meilleurs termes : « Je ne dis point non, ne refuse rien ; mais c’est trop tôt. Qu’il voyage en Italie, devienne célèbre, et alors on verra ! » A la cour de Manheim, même eau bénite. On raffolait de son talent, de son jeu, on s’intéressait grandement à sa personne ; mais ce beau zèle n’allait point jusqu’à faire qu’on lui donnât la moindre place dans l’orchestre, ou mieux encore qu’on le chargeât du soin d’écrire un opéra, ce qu’il ambitionnait par-dessus tout. En attendant, la gêne continuait, et le père, resté à Saltzbourg, apprenant par lettres ses mécomptes, se demandait tristement, après tant de pérégrinations inutiles, de démarches avortées, si jamais cet enfant prodige finirait par devenir un homme capable de gagner sa vie. Hélas ! l’excellent père, de quel surcroît de préoccupations n’était-il pas menacé ! Mozart, pour ses travaux, fréquentait la maison du copiste de Manheim. Il vit Aloysia, s’en éprit ; bientôt les deux jeunes gens s’aimèrent de toute la force de deux cœurs qui battent pour la première fois. Mozart avait vingt ans. Les lettres qu’il écrit à son père sur ce sujet sont bien ce qu’on peut lire de plus charmant. Il s’efforce de ne rien trahir du secret de son amour, affecte de ne parler que de la belle voix de la jeune fille, de l’état précaire des parens et de l’indispensable utilité de sa présence parmi eux, donnant à entendre qu’un voyage en Italie avec cette famille Weber serait peut-être ce qu’il y aurait de plus profitable tant pour le perfectionnement de son propre génie que pour les avantages d’argent qui ne manqueraient pas d’en résulter grâce aux concerts. Il jase, raisonne, argumente, et, dans la course vagabonde où sa plume s’abandonne, n’a pas l’air de se douter que sous chacune de ses réticences un aveu timide se dérobe.

Le père, lui, ne s’y trompe point. — Discrètement il écarte les feuilles, voit le serpent, souffle dessus froidement, et, sans le tuer,