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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/429

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donc donné à Leopoldstadt, et tout Vienne aussitôt d’accourir battre des mains aux décors neufs, aux mille trucs de la mise en scène, aux incomparables lazzis d’un certain bouffon nommé Laroche, espèce de Debureay parlant et chantant, dans la peau duquel semblait s’être incarné le Pierrot local. Cent vingt-cinq représentations constatèrent urbi et orbi l’immense valeur du chef-d’œuvre, dont pas un grain de poussière ne subsiste désormais. Volontiers Mozart eût renoncé à la partie ; Schikaneder tint bon. Comprenant qu’un théâtre comme le sien, qui, dans les hiérarchies de l’époque, pouvait avoir l’importance que nous attribuons par exemple à telle petite scène du boulevard, comprenant qu’un pareil théâtre ne pouvait entrer en lutte ouverte avec Leopoldstadt, il chercha quelque combinaison nouvelle qui lui permît de donner à sa pièce un intérêt autre que celui des changemens à vue et du spectacle. La féerie toutefois fut maintenue à cause de l’engouement du quart d’heure. Néanmoins se borner à travestir les personnages, à modifier les situations, les accessoires, ce n’était point assez. Suffirait-il pour donner à la vogue une impulsion dérivative de faire du Kasperl de la farce viennoise un oiseleur tout de plumes habillé, de changer en flûte le basson grotesque si applaudi chez le voisin, de métamorphoser le tigre du texte originel en un serpent qu’on fixerait en manière de queue aux chausses du prince Tamino, lequel, ô sainte naïveté de l’art à son enfance ! en ayant l’air de se sauver, traînerait après lui le monstre attaché à ses pas ? Raisonnablement, tout cela serait-il de nature à passionner les multitudes ? L’honnête Schikaneder en doutait. Il aurait pu se demander si d’aventure le collaborateur auquel il avait instinctivement fait appel, et qui se nommait Mozart, n’accomplirait point à ce propos quelque miracle ; mais on ne s’avise jamais de tout. Et d’ailleurs, alors comme de nos jours ; il demeurait bien entendu qu’en matière d’opéra la question de la pièce devait passer avant celle de la musique. M. Auber, avec cette ironie qu’on lui connaît, a dit : « Pour bien réussir, il faudrait qu’un opéra pût être donné le premier soir sans la musique ; on jouerait d’abord la pièce purement et simplement, puis le surlendemain on y glisserait quelques morceaux, et peu à peu, le public s’acclimatant ainsi, on arriverait vers la quinzième représentation à supporter toute la partition. » A Vienne, et du temps de Mozart, les choses déjà, se passaient de la sorte. Schikaneder, malgré tant de belles paroles pour vaincre les résistances de son collaborateur, sentait qu’en cette affaire les responsabilités pesaient toutes sur son poème, et que la musique, quoi que fît Mozart, ne viendrait jamais dans le succès qu’en seconde