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plus absolu que le Grand-Turc. Qui délivrera Voltaire de ses griffes ? Enfin, à force de se plaindre, il obtient la permission de partir, sous condition toutefois : il reviendra, il reprendra sa place à la cour, tous les griefs seront oubliés, et les beaux jours de Sans-Souci recommenceront. Le roi ne veut pas que cette rupture soit un scandale public et devienne l’amusement de l’Europe. Point de bruit si je ne le fais, c’était là sa devise. Voltaire promet tout, sauf à ne rien tenir, et la comédie est jouée de part et d’autre jusqu’à la dernière heure. C’est le 20 mars 1753 que Voltaire reçoit la permission de quitter la Prusse ; il n’en profite que six jours plus tard, et pendant ces six jours il soupe chaque soir chez le roi. Quels soupers, quel entrain, quel retour d’enthousiasme chez Voltaire, si vous en croyez sa lettre au duc de Richelieu ! Quelle tendresse aussi dans l’âme de Frédéric, à ne juger que ses actes apparens ! Frédéric s’éloigne de Potsdam le jour même où son ami malade se met en route pour les eaux de Plombières ; une fois Voltaire parti, quel serait l’ennui du roi dans son palais abandonné ! Pour un tel chagrin, il n’y a que la distraction des affaires ; il s’en va donc en Silésie faire l’inspection des troupes. C’est ainsi que les deux amis se quittèrent le 26 mars 1753 pour ne plus se revoir, ni à Berlin ni ailleurs. « Qu’il ne revienne jamais ! disait Frédéric ; c’est un homme bon à lire, mais dangereux à connaître. » Voltaire écrivait de son côté : « Il voulut que je soupasse avec lui ; je fis donc encore un souper de Damoclès, après quoi je partis avec promesse de revenir et avec le ferme dessein de ne le revoir de ma vie[1]. »

Voilà donc Voltaire en route pour Plombières avec son secrétaire Collini. De Berlin, il se rend directement à Leipzig, où il séjourne une vingtaine de jours, mettant ordre à ses affaires, rangeant ses livres et ses papiers dans ses malles, écrivant force lettres à ses amis de Paris, rendant visite à l’illustre Gottsched, conférant avec l’imprimeur Breitkopf qui a sous presse plusieurs de ses ouvrages, respirant les premières émanations du printemps sous les ombrages délicieux de la Rosenthal, en un mot occupé des choses les plus inoffensives du monde. Il part ensuite pour Gotha, où le grand-duc et la grande-duchesse, apprenant qu’il vient de descendre à l’hôtel des Hallebardes, l’obligent à loger au château et l’y gardent trois semaines. De là il va rendre visite au landgrave de Hesse ; puis, se dirigeant vers la France, il arrive à Francfort. C’est là que l’attendait cette aventure de Vandales au souvenir de laquelle il poussera des cris de rage jusqu’à la fin de sa vie. Écoutons le récit qu’il en fait. L’Allemagne nous envoie aujourd’hui la justification des Vandales

  1. Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même.