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de la « Forêt terrible[1] » est encore l’odeur de la grosse fourmi noire « qui éveille l’idée d’un cadavre caché derrière chaque arbre. » C’est à l’issue de ces marais maudits que se trouve, à proprement parler, la limite de la côte africaine ; les terres s’élèvent dans la direction du nord et vont aboutir à ces montagnes Kong où, sur quelques indices recueillis à la légère, on a signalé l’existence d’une Californie encore inconnue. Ce serait même, dit-on, pour interdire ces placers à l’industrie européenne que les deux derniers rois du Dahomey ont si strictement barré le passage aux voyageurs qui voulaient pénétrer dans l’intérieur du pays ; mais une telle hypothèse ne résiste pas à l’examen, car il serait difficile de s’expliquer pourquoi les indigènes, qui connaissent fort bien la valeur de l’or, négligeraient d’exploiter eux-mêmes ces richesses qu’ils auraient voulu soustraire à l’avidité de leurs hôtes[2].

Parvenu dans le village d’Agrimé, le convoi y trouva l’ordre de faire halte jusqu’au lendemain dans une espèce de « palais » où le monarque avait récemment fait construire un pavillon à l’usage des voyageurs blancs. C’est là qu’après une nuit donnée au repos, le capitaine Burton vit arriver à grand bruit, dans la soirée du 18 décembre, un détachement de la « garde bleue » qui venait le chercher pour le conduire à Kana, où le roi se trouvait momentanément en villégiature. Lorsque les Ffons s’étendirent au-delà de leurs frontières primitives, Kana fut leur première conquête. Ils l’enlevèrent à la tribu guerrière des Oyos, et Gezo, fier de sa victoire, voulut en perpétuer le souvenir par des sacrifices humains qui s’y renouvellent encore chaque année. Ce Versailles, ce Compiègne des rois de Dahomey, fort déchu de son ancienne importance, ne compte plus guère que quatre mille habitans à demeure fixe ; mais la vallée profonde dont il occupe une des extrémités contraste heureusement par ses rians aspects avec les forêts ténébreuses, les marécages infects, les herbages abandonnés que le voyageur vient de traverser. Aussi des Français ont-ils assimilé Kana aux plus charmans villages de la Provence, et il s’est trouvé des enthousiastes à qui ses plantations de maïs et de cassave, ses bosquets de calebassiers et de cotonniers, l’herbe drue de ses grands plateaux couronnés de forêts gigantesques, ont rappelé les cultures les plus perfectionnées

  1. Dismal Forest, nom donné par les anciens voyageurs anglais aux bois marécageux d’Agrimé.
  2. D’après une assertion du lieutenant Vallon, révoquée en doute par le capitaine Burton, le roi Gezo, prédécesseur du souverain actuel, se déclarait possesseur de mines d’or, ajoutant qu’il préférait la monnaie caurie, « qui ne se prête pas à la falsification et ne permet à personne de cacher sa richesse. » Nonobstant cette façon de voir, le roi de Dahomey accapare de son mieux les doublons apportés dans le pays pour les besoins de la traite.