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niveau. La vitesse en est telle que la hardie parabole qu’elles décrivent reste encore sensiblement éloignée de la verticale au moment où elles se brisent au pied de la cataracte, à une profondeur de 50 mètres. Je descendis dans une mince tour de bois qui enveloppe un escalier en hélice jusqu’au fond de la vallée du côté de la chute canadienne, et suivis un petit sentier qui serpente sur les calcaires schisteux, noirs et fétides, qui forment la partie inférieure du grand mur le long duquel le fleuve se déverse. Au sommet de ce mur, des couches épaisses de calcaire dur et compacte surplombent les minces schistes, qui se délitent et que les eaux usent sans relâche. Il arrive quelquefois que des rochers se détachent de cette épaisse table calcaire et tombent au pied de la cataracte. L’écharpe courbée des eaux forme comme une voûte sous laquelle, en se couvrant de toile imperméable, on peut s’avancer très loin. Je remarquai deux femmes, descendues dans un affreux accoutrement, qui n’eurent point le courage de pénétrer dans la pluie et le tonnerre de la cascade ; un enfant d’une quinzaine d’années qui les accompagnait suivit seul le guide, un noir robuste, qui l’entraîna plutôt qu’il ne le conduisit aussi loin qu’on peut aller. Je les vois encore se traîner le long du rocher, le noir soutenant l’enfant d’une main contre la muraille de pierre, et de l’autre lui montrant avec de grands gestes la muraille des eaux. Ces deux figures confuses, l’une craintive, l’autre énergique et comme menaçante, se sont, je ne sais pourquoi, gravées dans ma mémoire. Du côté américain, on peut aussi descendre par une tourelle au pied de la cataracte et se mouiller en quelques instans des pieds à la tête dans un enfoncement qu’on nomme la « caverne des vents. » Pour aller d’une rive à l’autre, on traverse le fleuve dans un petit bateau à vapeur à une petite distance de la cataracte, car les eaux n’ont qu’un très faible courant après leur chute. Un peu plus loin, on rencontre aussi le magnifique pont suspendu en treillis de fer qui est jeté à une hauteur de 83 mètres à travers la vallée, et qui joint le chemin de fer du Centre de New-York au Great-Western du Canada. Les locomotives roulent au sommet de la poutre en treillis, qui a 266 mètres de longueur ; les voitures et les piétons passent sur le tablier inférieur. C’est de la rive canadienne qu’on aperçoit le mieux l’ensemble des chutes. La sombre masse de l’île de la Chèvre se penche entre les deux nappes éblouissantes ; le nuage qui s’élève en tournoyant du fer à cheval semble sortir d’une chaudière souterraine. Au-dessus du seuil verdâtre du long déversoir se dessinent en lignes parallèles les franges écumeuses des rapides jusqu’à la sévère muraille des sapins dont s’entoure le triste horizon.

Je n’ai jamais vu un bon tableau du Niagara ; un seul peintre