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peu se mettre sous sa protection avec un enfant d’un autre mariage, parce que son premier mari, étant devenu aveugle, se trouvait incapable de subvenir à ses besoins. Quelques dangers qu’ils courent en s’aventurant en pleine mer, en hiver sur les glaces et en été sur leurs frêles embarcations, quelques privations qu’ils supportent pendant les disettes de la mauvaise saison, les Esquimaux vivent longtemps. Il n’est pas rare de voir parmi eux des vieillards qui sont centenaires ; autant du moins qu’on en peut juger par la supputation imparfaite de leur âge et par leur apparence sénile. Ugarg avait alors de cinquante à cinquante-cinq ans et conservait encore une grande réputation parmi ses compatriotes. Il avait visité les États-Unis en 1854 et rappelait avec complaisance les merveilles qui avaient frappé ses yeux dans un pays civilisé.

Deux autres indigènes, Ebierbing et sa femme Tookoolito, qui furent bientôt les amis les plus dévoués de M. Hall, laissaient voir à quel point les bons exemples d’hommes plus civilisés agissent sur ces sauvages. Ils avaient été l’un et l’autre en Angleterre en 1853, avaient été présentés à la reine Victoria et étaient revenus dans leur pays natal après deux ans d’absence. Ebierbing était un bon pilote, chasseur adroit, à l’air ouvert et intelligent, connaissant au mieux les moindres recoins de la côte qu’il habitait ; mais au fond il avait peu gagné au contact des hommes blancs, à peine savait-il quelques mots d’anglais. Sa femme au contraire avait conservé des souvenirs bien vivaces du milieu élégant où elle avait été admise pendant quelques jours. Elle parlait correctement l’anglais et le prononçait d’une voix mélodieuse. Soit qu’elle fût couverte de fourrures lourdes et grossièrement taillées à l’instar de ses compatriotes, soit qu’elle reprît pour un jour les vêtemens européens, les jupons empesés, les larges falbalas et le petit bonnet qu’elle avait rapportés d’Angleterre, elle avait l’air d’une lady gracieuse et de bonnes façons. La première fois que les marins du George Henry la rencontrèrent, « elle était enrhumée, et, chaque fois qu’elle toussait, elle avait soin de détourner un peu la tête et de mettre la main devant ses lèvres. » Au reste la transformation de la femme sauvage en femme civilisée ne se bornait pas à ces apparences. Tookoolito savait un peu lire ; elle avait appris à tricoter et commençait à propager son savoir parmi ses compatriotes. Elle comprenait l’utilité des ablutions quotidiennes, soignait sa chevelure, et imposait peu à peu par son exemple ces habitudes de propreté aux femmes de son entourage. Si la civilisation veut étendre son empire sur les peuplades sauvages de l’extrême nord, c’est par la femme, on le voit, que doit être commencée l’initiation à des mœurs plus douces. Par malheur la femme est encore chez les Esquimaux dans un état