Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/430

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Africaine. Ce grand esprit, incessamment en voie de recherches,. aimait à se poser des problèmes en apparence inabordables à la musique. E pur si muove ; il semble que de cette parole de Galilée en prison soit sorti son Vasco de Gama, l’homme de l’idée implacable, de la protestation démoniaque, l’inspiré, l’halluciné, qui sur la paille des cachots entend des voix qui l’appellent de l’autre côté des océans. Il va sans dire que ce personnage tout de convention ne se rattache par aucun point à l’histoire. La figure, telle que d’abord on nous la représente, offrirait plutôt certains traits de ressemblance avec Christophe Colomb. Scribe, à la rigueur, pouvait confondre, et pour les besoins de la pièce passer au compte de son héros les persécutions dont fut l’objet l’illustre navigateur génois. Que Vasco de Gama, qui jusqu’à la mort ne connut que les faveurs des hommes et de la fortune, supporte ici mille désastres, que l’inquisition et le pouvoir temporel l’accablent de leurs anathèmes et de leurs supplices chaque fois qu’il veut ouvrir la bouche pour la gloire future de sa patrie, le ciel me garde de prétendre récriminer, au nom d’un ridicule pédantisme, contre de pareilles licences qu’il faudrait inventer à l’Opéra, si de tout temps elles n’avaient existé. Cependant, si avec Scribe je renonce volontiers à discuter un point d’histoire, j’entends, lorsque j’ai affaire à Meyerbeer, que la loi des caractères soit respectée. Ainsi, à mesure que nous avançons dans l’ouvrage, le personnage de Vasco se complique d’élémens trop étrangers à sa nature ; il y a, qu’on me passe le mot, bifurcation. Jamais ce martyr de sa découverte, ce fou sublime que nous avons connu aux premiers actes, ne saurait ouvrir son âme aux extases embrasées des deux derniers. L’intensité de l’idée exclut ici la domination d’un sentiment. Un Christophe Colomb, un Galilée, un Vasco de Gama, mis au théâtre, ne peuvent intéresser que dans les conditions particulières de leur lutte avec la destinée. Lorsque Meyerbeer place entre deux femmes ce héros qu’il vient de peindre à si grands traits dans la magnifique scène du conseil, Meyerbeer manque à la logique du caractère de son Vasco, et le musicien, dominant chez lui l’esthéticien, cède à cette loi fascinatrice qui veut que dans un opéra le héros soit toujours un ténor et que le ténor soit toujours amoureux.

Or ce n’est pas simplement d’une femme, mais de deux, que Vasco de Gama est amoureux. Il met à passer de la blanche à la noire et de la noire à la blanche une légèreté d’évolution faite pour déconcerter l’intérêt qui s’attache à un jeune premier, à plus forte raison incompatible avec la grandeur du type proposé d’abord. « Sire, vous êtes vous-même une cérémonie ! » sans aller jusqu’à cette apostrophe que le pinceau d’un Titien semble adresser à la