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toire. Nous tous qui faisons partie de ce congrès et de cette administration, on se souviendra de nous en dépit de nous-mêmes. Notre insignifiance ou notre valeur personnelle ne peut garantir aucun de nous. L’épreuve à travers laquelle nous passons laissera autour de nos noms une auréole d’honneur ou d’infamie jusqu’à la plus lointaine génération. Nous disons que nous défendons l’Union : le monde ne l’oubliera pas. Nous nous disons capables de la sauver : le monde en a pris acte. En donnant la liberté à l’esclave, nous assurons la liberté de ceux qui sont libres. D’autres moyens peuvent réussir, celui-là ne peut faillir. »

Le ton, déjà si noble, ne fait que s’élever et devient tout à fait religieux dans le discours qu’il prononça le 4 mars 1865, le jour de sa deuxième inauguration : « Si Dieu a voulu que soit engloutie toute la richesse accumulée par des esclaves pendant deux cent cinquante ans de travail sans rémunération, et que chaque goutte de sang tirée par le fouet soit payée d’une autre goutte de sang versée par l’épée, qu’il en soit ainsi, car les jugemens de Dieu sont justes et sont vrais ! — Sans malice pour personne, pleins de charité pour tous, pleins de confiance dans le droit, en tant que Dieu nous permet de voir le droit, travaillons à finir notre ouvrage, à cicatriser les blessures de la nation ; n’oublions pas ceux qui ont affronté les batailles, et leurs veuves, et leurs orphelins ; faisons tout ce qui peut contribuer à établir et à consolider une paix durable parmi nous-mêmes et avec toutes les autres nations. »

Après de telles paroles, comment pourrait-on encore accuser M. Lincoln de n’être entré qu’à regret dans la voie où dès le début le poussaient les abolitionistes ? S’il n’y avança qu’avec lenteur, c’est qu’il savait qu’il ne pouvait se séparer de la nation. La patience, la modération, n’étaient pas seulement chez lui des qualités naturelles ; il les regardait comme les devoirs de sa haute position. Tandis qu’autour de lui tous pouvaient s’abandonner sans réserve aux élans du patriotisme, de l’indignation, de la colère, lui seul devait rester calme, il était le président de tous les états, rebelles ou fidèles. Quand l’Union recevait de si cruelles blessures, il ne voulait pas lui-même la frapper. Jamais un mot blessant, une parole amère ne sortait de sa bouche. Il m’arriva, pendant mon séjour à Washington au commencement de cette année, de causer avec lui de M. Jefferson Davis. On jugera de la modération et de la modestie de son langage par ces paroles que je me rappelle textuellement : « Nos adversaires ont été plus heureux que nous, ils ont eu cette bonne fortune que leur chef est un homme des plus habiles, très capable de mener en même temps les affaires civiles et celles de la guerre. Comme ministre de la guerre, M. Davis avait connu tous