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extrême énergie ; sur le marbre, il n’y avait qu’une belle photographie de John Bright, l’éloquent défenseur de l’Union américaine dans le parlement anglais. Par deux vastes fenêtres, j’apercevais les lignes blanches du Potomac, les collines sinueuses du Maryland et l’obélisque interrompu de Washington se dressant sur le ciel bleu. Entre les deux fenêtres était placé transversalement un vaste bureau devant lequel était assis le président. Il ne remarqua point l’entrée de M. Sumner, étant occupé à causer avec un pétitionnaire qu’il renvoya presque aussitôt après notre arrivée. L’huissier, vêtu comme tout le monde, fit avancer une femme : elle était fort émue et eut beaucoup de peine à expliquer que son mari était un soldat de l’armée régulière, qu’il avait servi fort longtemps et demandait l’autorisation de quitter son régiment pour venir en aide à sa famille. Elle s’embarrassait à chaque instant. « Laissez-moi vous aider, » lui dit M. Lincoln avec bonté, et il commença à lui adresser des questions avec la méthode et la clarté d’un avocat. Sur le rectangle lumineux de la fenêtre, traversée par un flot de soleil, son profil se détachait en noir ; sa main droite, que souvent il passait dans ses cheveux, les avait hérissés en touffes désordonnées. Pendant qu’il parlait, tous les muscles de la face, mis en mouvement, imprimaient des contours anguleux et bizarres à sa tête un peu méphistophélique ; mais sa voix avait une douceur presque paternelle. Après avoir interrogé la pauvre femme : « Je ne puis, lui dit-il, vous accorder moi-même ce que vous demandez. J’ai le droit de licencier toutes les armées de l’Union, ajouta-t-il avec un rire étrange ; mais je ne puis donner son congé à un soldat. Le colonel du régiment de votre mari peut seul satisfaire votre désir. » La femme se lamentait sur sa pauvreté. — Jamais, disait-elle, elle n’avait autant souffert. « Madame, lui répondit M. Lincoln en changeant le ton de sa voix avec une lente et pénétrante solennité, je participe à votre chagrin ; mais songez que tous, tant que nous sommes, nous n’avons jamais souffert ce que nous souffrons aujourd’hui. Nous avons tous notre charge à porter. » Il se pencha ensuite vers elle, et pendant quelque temps on n’entendit que le murmure de deux voix. Je vis M. Lincoln écrire quelques mots sur un papier, il le donna à la solliciteuse et la congédia avec toutes les formes de la plus scrupuleuse politesse. Le moment d’après s’avança un jeune homme qui, offrant la main au président, cria d’une voix retentissante : « Moi, je ne suis venu que pour serrer la main d’Abraham Lincoln. — Bien obligé, répondit le président en offrant sa large main ; c’est le jour des affaires. »

Ce respect pour le peuple se retrouve dans son langage quand il parle de l’armée. Lorsque fut inauguré le cimetière national de Get-