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tique, usé les nerfs d’acier de ce géant. Pendant quatre ans, il n’avait pas eu une heure de repos. Ses fêtes mêmes étaient d’horribles souffrances : quand les salons de la Maison-Blanche s’ouvraient, le flot des visiteurs passait sans s’arrêter devant lui ; sa large et loyale main serrait toutes celles qui se présentaient. Esclave du peuple américain, il était condamné à rester à Washington quand tout le monde en fuyait la poussière et la chaleur ; il s’échappait seulement pour aller chercher un peu de verdure sur les riantes collines où se trouve la maison de campagne présidentielle, à côté du Soldier’s Home, asile où l’état garde quelques invalides de la guerre du Mexique. Dans ses promenades, il voyait les beaux bois coupés pour faire place aux parapets et aux glacis des forts ; à peu de distance, il rencontrait un grand cimetière où sont alignées dix mille tombes encore fraîches. J’ai vu, au milieu des bois, cette cité des morts, avec ses longues allées parallèles, où se dressent dix mille pierres blanches, toutes semblables, et chacune portant le nom d’un soldat. Il semble qu’on passe une revue en longeant ces interminables files dont la monotonie a quelque chose de terrible. Ces soldats qui dorment aujourd’hui dans un ordre que rien ne viendra plus troubler, M. Lincoln les avait vus jeunes, vigoureux, pleins de santé !

Sa retraite des champs ne fut pas toujours à l’abri des alertes ; la cavalerie de Breckenridge s’aventura une fois jusqu’au pied des forts voisins, et de sa fenêtre M. Lincoln vit brûler la maison de son ami M. Blair. A une portée de fusil de sa campagne est la demeure d’un partisan du sud qui, au début de la guerre, faisait la nuit des signaux aux rebelles postés de l’autre côté du Potomac. On l’arrêta, il fut jeté en prison ; mais M. Lincoln le fit relâcher. Partout autour de lui il apercevait l’image de la guerre : le pavillon étoile flottant dans le ciel au-dessus des rouges lignes dont les angles déparent aujourd’hui le sommet des charmantes collines qui entourent Washington, les noirs canons dormant sur leurs affûts, les canonnières, les vapeurs, les transports descendant ou remontant le Potomac. Sur sa route, entre les hauteurs boisées du Meridian Hill et la Maison-Blanche, il traversait une plaine aride et déchirée, où l’on ne rencontre que de vastes hôpitaux de bois, bâtis à la hâte depuis le commencement de la guerre. Il vivait, on peut le dire, dans un camp ; partout des habits bleus, des troupes de cavaliers lancés au galop, des détachemens en marche, des généraux à cheval suivis de leurs ordonnances, des ambulances, des voitures du train menées par des nègres et traînées par des mulets, tout le désordre de la guerre sans aucune de ses grandes émotions. Cette existence affairée, inquiète, n’avait ni loisirs ni plaisirs. La fortune modique de M. Lincoln ne lui permettait point d’offrir à beaucoup