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aigre vent de nord-est qui soufflait trois degrés de froid. Il avait été long à dégager sa personnalité ; sa main, un peu lourde et souvent incorrecte, avait eu du mal à trouver son aplomb et à devenir tout à fait maîtresse d’elle-même. A force de travail et d’observation, il parvint cependant à se créer une originalité distincte et enviable. Souvent on l’a comparé à Paul Potter, et ce parallèle n’était pas toujours à l’avantage de ce dernier. Nul peut-être, parmi les artistes contemporains, ne sut, comme Troyon, allier la vérité et l’ampleur. Sa touche, très large, souvent même exagérée, par suite d’une faiblesse excessive de la vue, excellait à rendre les grands bœufs mélancoliques qui soufflent leur tiède haleine dans l’air frais du matin. Il fut un peintre naturaliste dans toute la force du terme ; il ne livra rien au hasard et demanda invariablement à la nature les documens sur lesquels il s’appuyait pour composer un tableau. Il fut un réaliste dans la bonne acception du mot, comme Flandrin fut un idéaliste. La mort de ces deux hommes de bonne volonté et de travail sincère laisse un vide qui n’est point encore rempli, car, hélas ! en regrettant que la mort ait été trop rapide pour eux, on ne peut pas dire avec le poète : Uno avulso non déficit alter ! Nul ne les a remplacés, et leur gloire manque singulièrement à l’école française, qui semble s’en aller à la dérive, au hasard du vent qui la pousse, comme un navire démâté qui n’a plus ni capitaine, ni matelots.

Quoique cet aveu nous coûte à faire en présence de l’Europe artiste qui sans cesse regarde de notre côté, il faut reconnaître avec douleur, mais dire avec courage que chaque année le niveau baisse. Une médiocrité implacable semble avoir envahi tout le monde ; c’est un à peu près général où rien de saillant ne vient révéler une originalité sérieuse, une tentative nouvelle, un effort vigoureux. Toutes les œuvres d’art que j’aurai à signaler cette année sont dues à des hommes connus depuis longtemps et qui tiennent imperturbablement la tête de cette troupe débandée qui ne sait où elle va. J’aurai aussi à faire remarquer avec tristesse que les étrangers nous envahissent et font des progrès qui sont inquiétans, car ils menacent de nous rejeter au second, sinon au troisième rang. Notre amour-propre national, qui est souvent plus excessif que justifié, nous porte à regarder comme Français les artistes qui vivent et exposent en France ; c’est un tort, et si nous comptions bien, nous serions peut-être fort surpris et un peu humiliés de reconnaître que les Suisses, les Allemands et les Belges tiennent à eux seuls une part considérable dans nos expositions. M. Knauss et certains Belges sont à la tête de la peinture de genre ; M. Gleyre, qui depuis longtemps ne se montre plus au public, est un des rares maîtres dont l’enseignement soit sérieux et profitable ; le seul effort de pein-