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maux et les hommes. Je voudrais que M. Fromentin mît d’accord les deux peintres qu’il porte en lui, celui d’autrefois, qui est resté charmant, celui d’aujourd’hui, qui se manière à son insu par l’inutile violence de son effort. C’est un grand talent, le plus grand de tous peut-être, que de savoir ce que l’on peut et de ne jamais dépasser sa propre limite. Chacun a des aptitudes particulières, et c’est en les développant avec persistance qu’on arrive à faire produire à sa nature toute la somme de perfection qu’elle contient en germe. Vouloir absolument acquérir des qualités nouvelles, risquer de modifier celles que l’on possède pour la chance douteuse d’un accroissement de facultés qui peut-être se montreront rebelles, c’est faire, sans contredit, acte d’esprit généreux, c’est prouver qu’on est mécontent de soi-même et qu’on vise très haut, mais c’est jouer bien gros jeu. Dans ses Voleurs de nuit (Sahara algérien), M. Fromentin a eu certainement en vue une œuvre plus considérable que celles qui lui ont mérité sa réputation. On dirait qu’il a cherché pour son talent une transformation radicale, et que, dédaignant ses procédés d’autrefois, il ne veut plus affirmer que la puissance de son relief et la vigueur de son modelé. Heureusement ça et là l’artiste s’est oublié ; les terrains couverts d’alphas, le feu lointain des tentes prouvent qu’il sait retrouver, au premier appel, cette grâce exquise dont j’ai si souvent eu plaisir à faire l’éloge ; mais la tonalité ardoise de tout le tableau est plus triste et plus obscure que ne le comporte une nuit d’Orient éclairée par les constellations lumineuses que M. Fromentin a eu la savante coquetterie de placer dans leur position précise et mathématique. En voulant donner à ce cheval blanc effarouché une ampleur extraordinaire, en exagérant ses muscles, en accusant ses contours, en creusant chaque inflexion de la peau, M. Fromentin n’a pas fait grand, ce qui était son ambition, il a fait gros. Ce cheval, qui n’a du barbe que les sabots, est hors de toute proportion ; jamais l’homme nu qui coupe ses entraves ne pourra s’élancer sur ses reins. Pourquoi ces exagérations inutiles ? qui trompent-elles ? Personne, et certainement M. Fromentin moins que tout autre. Sans aucun doute il a eu une déception lorsqu’il a vu son tableau au Salon. Les demi-jours de l’atelier, jours disposés spécialement pour l’effet, sont trompeurs ; les embus vous abusent ; on se fait fatalement illusion sur une œuvre qu’on regarde sans cesse et qu’on voit plutôt par les détails que par l’ensemble, et l’on est souvent cruellement désabusé lorsqu’on la retrouve sous le grand jour d’une salle commune pleine d’objets de comparaison. Hélas ! c’est là le sort réservé à tous ceux qui produisent : le tableau n’est pas le même à l’exposition qu’à l’atelier ; le livre ne ressemble plus au manuscrit.