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et de modèle à tout. Aussi la famille, la parenté joue-t-elle ici un rôle puissant et perpétuel. Le père a strictement le droit de mettre à mort ses enfans ou de les vendre, mais je n’ai pas besoin d’ajouter que les mœurs, plus douces que les lois, l’ont fait tomber à peu près en désuétude. Pour plus de sécurité, les familles se groupent pour former la sous-tribu, où la solidarité est un peu moins grande ; elle est encore plus faible dans la tribu, sauf dans les questions générales, comme une guerre ou un droit de pâture à défendre. Le droit d’aînesse est le corollaire naturel d’une société aristocratique ; aussi existe-t-il en Sennaheit. Au décès d’un choumaglié, son fils aîné hérite du rustique mobilier, des vêtemens du défunt, de l’épée (elle est longue, à deux tranchans et à croisière, comme chez nous au moyen âge), des vaches blanches du troupeau, des animaux de selle et de charge, des terres et des tigré. Si le choumaglié est marié, ses fils d’un autre lit ont le droit d’épouser sa veuve sans qu’il y ait là pour les Bogos l’ombre d’un inceste, Par une disposition spéciale et qui a quelque chose de touchant, la maison paternelle est le lot particulier du plus jeune des fils ; les autres fils se partagent le reste. Quant aux filles, elles n’ont droit à rien ; il est vrai qu’elles se marient presque toutes très jeunes.

Une nécessité des sociétés patriarcales et fractionnées comme celle-ci ; où la justice criminelle n’a aucune sanction générale, c’est la fameuse loi du sang, qui règne sous divers noms, mais basée sur les mêmes principes, en toute contrée où l’état n’intervient point dans les offenses privées. En Algérie, on l’appelle la dïa, au Monténégro la krvarina ; en Corse et en Sardaigne, c’est la vendetta, si chère aux dramaturges. Au Sennaheit, on reconnaît deux sortes de sang, savoir le sang entier et le demi-sang. Le premier se doit toutes les fois qu’il y a eu un meurtre volontaire, quelle que soit la victime. La séduction et à plus forte raison la violence faite à une femme, quelques cas particuliers encore, notamment la rupture d’une promesse de mariage, sont assimilés à un meurtre. Le demi-sang est dû pour toute blessure qui a fait couler le sang ou causé une lésion grave, pour un accident mortel occasionné par une arme ou quelque instrument tranchant sans la volonté du propriétaire ; enfin l’homme qui tue sa femme doit la moitié du prix du sang au père de la victime. Le sang d’un choumaglié est estimé cent trente-deux vaches, plus une mule et une natte ; celui d’un tigré, quatre-vingt-treize vaches, dont un tiers revient à son suzerain.

On remarque ici un sentiment que l’on chercherait en vain dans toutes les coutumes analogues de l’Afrique et de l’Orient, c’est le sentiment de l’honneur dans l’acception un peu conventionnelle