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que les sociétés européennes donnent à ce mot. Ainsi l’outrage à la vertu d’une femme, qu’elle soit complice ou non, est estimé à l’égal du meurtre d’un homme libre. On ne trouvera jamais rien de semblable dans la société musulmane la plus policée, où la femme, qu’elle soit vêtue de soie brochée d’or ou bien de toile grossière, n’est qu’un agent de plaisir ou de maternité. Parmi les Danagla (Nubiens de la vallée du Nil), une fille ne se marie le plus souvent qu’après un ou plusieurs cas de maternité irrégulière, qui, bien loin de la faire mépriser, ajoutent à son prix aux yeux des épouseurs : on appelle cela d’une expression bien arabe et bien africaine, « donner des aides au frère de son père » (c’est-à-dire au chef de la famille). Dans une classe plus relevée, chez les riches commerçans du midi du Kordofan, un marchand qui va rejoindre sa caravane confie sa maison et sa femme à un ami qui est habituellement son associé, et le charge de le suppléer sans scrupule au harem ; si l’ami en question récuse ou néglige cette étrange suppléance, il se fait une ennemie mortelle de la femme dédaignée, et souvent le mari lui-même lui en garde rancune. Du pasteur bogos qui marche nu-tête et nu-pieds, ou de ce taghir kordofâni qui entend presque aussi bien que nous les recherches variées du comfort, lequel est le plus civilisé, le plus digne, le plus véritablement homme ? Il semble vraiment que notre civilisation européenne et chrétienne ait ajouté au cerveau humain des cases supplémentaires que l’islamisme a supprimées.

Le besoin de solidarité a créé chez les Bogos et dans toute la Nubie un usage curieux, celui des adhari, que je définirais ainsi : l’hospitalité moyennant compensation. Le voyageur qui visite une localité doit, dans son intérêt, s’y choisir un hôte, qui est tenu de lui fournir le logement, le bois et le feu pour sa cuisine, et de lui servir de garant et de protecteur en toute circonstance et dans toutes les difficultés qui lui surviendraient. Ce patron a en retour un droit fixe sur les affaires que traite l’étranger ; je parle d’affaires, parce que c’est le but ordinaire des gens qui voyagent en Nubie. L’an dernier, un jeune Suisse, M. Émile G…, qui chassait l’éléphant dans ce pays, ayant cru pouvoir se passer d’adhari, dut à cette économie mal entendue de faire une campagne presque stérile. La plupart des éléphans qu’il atteignit s’en allaient mourir au loin dans la khala, et c’était autant de perdu pour le chasseur, qui, faute d’adhari, n’avait aucun recours contre les indigènes qui trouvaient et s’appropriaient les animaux qu’il avait frappés.

L’histoire des Bogos est relativement moderne et pourtant presque légendaire. Il y a quatre siècles, dit-on, leur premier ancêtre connu, Ghevra-Terke, vivait aux bords du Takazzé chez les Agaus, l’un des peuples primitifs de l’Abyssinie. Ghevra-Terke, ayant eu