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et aussi innocens que nos premiers parens dans le paradis avant que l’archi-démon pénétrât dans cette scène indescriptible. Dans notre solitude, les plus tendres affections auront de l’espace pour s’épanouir, s’étendre, et produire ces fruits que l’envie, l’ambition et la malice ont toujours tués en germe. Que les tempêtes et les ouragans du monde déchaînent leur rage à distance, cette désolation est par-delà notre horizon de paix. Ma Lumley a vu un polyanthus fleurir en décembre : c’est qu’un mur ami l’avait protégé contre le froid piquant. Aucune influence planétaire ne viendra nous atteindre, excepté celle qui gouverne et chérit les plus douces fleurs. Dieu nous protège ! Combien cette perspective est délicieuse en pensée ! Nous bâtirons et nous planterons comme nous l’entendrons ; nous ne torturerons pas la simplicité par l’art : la nature nous enseignera à vivre, elle sera l’alchimiste qui mêlera pour nous toutes les bonnes choses de la vie en un même breuvage salubre. La sombre famille du souci et de la méfiance sera bannie de notre habitation par ta tendre et tutélaire divinité, et nous chanterons en chœur nos chants de gratitude, et nous nous réjouirons jusqu’à la fin de notre pèlerinage. »


Mais, pendant qu’il baptise de noms romantiques fort baroques les retraites où il va causer avec sa bien-aimée et qu’il se livre à tous les enfantillages de l’amour[1], miss Lumley doit quitter le Yorkshire pour le comté de Stafford, résidence de sa famille. Ce sont alors des plaintes, des lamentations, des désespoirs à demi touchans, à demi risibles, où, sous l’amant sincère, le futur comédien de sentiment apparaît le plus naïvement du monde.


« La bonne miss S… (une amie commune des deux amans dont le nom est resté inconnu), avec les appréhensions du meilleur des cœurs, pensant que j’étais malade, insista pour que j’allasse la trouver. Comment se fait-il, ma chère Lumley, que je n’aie jamais pu voir le visage de cette mutuelle amie sans me sentir déchiré ? Elle me fit rester une heure avec elle, et dans ce court espace de temps j’éclatai en larmes une douzaine de fois successivement et avec de tels transports de passion qu’elle fut obligée de quitter l’appartement et de s’en aller sympathiser avec moi dans sa chambre de toilette (c’est-à-dire de s’en aller pleurer pour son compte et à part). J’ai pleuré pour vous, me dit-elle sur le ton de la plus douce pitié, car je connais depuis longtemps le cœur de la pauvre Lumley, et il est aussi tendre que le vôtre, et son chagrin est aussi cuisant, sa constance aussi grande, ses vertus aussi héroïques. Le ciel ne vous a pas rapprochés l’un

  1. La nature de Sterne est fort compliquée. Il est à la fois très sec et d’une sensibilité très fine. Il avait une mémoire vraiment charmante qui retenait avec une délicatesse extrême les plus petits riens de son existence. Ainsi cet homme, qui aima si peu sa femme, avait, comme un vrai poète qu’il était, conservé les souvenirs des petites circonstances qui avaient accompagné son amour, et quelque vingt ans après, il se rappela le nom d’Estella qu’il avait donné à ce cottage où il faisait la cour à miss Lumley, et le plaça dans Tristram Shandy, dont un personnage s’appelle le curé d’Estella.