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Puis le bordeaux passa à la ronde, et lord March recommença sans doute à chanter les louanges de la Rena et de Zamperini. » Deux seuls amis, son libraire Becket et probablement le commodore James, l’accompagnèrent à sa dernière demeure, dans un cimetière nouvellement ouvert près de Tyburn. C’est là que ses restes furent déposés, mais pour peu de temps. À cette époque, les vols de cadavres étaient fréquens, et deux jours après l’enterrement le corps d’Yorick, enlevé par des larrons sinistres, était envoyé à Cambridge, vendu au professeur d’anatomie du collège de la Trinité et reconnu lorsque la dissection était presque complète. Ainsi, pendant que ses amis et sa famille le croyaient dormant à Londres, Yorick, voyageant après sa mort, rentrait par une porte bien étrange dans cette université d’où il était sorti près de trente ans auparavant. La destinée couronnait par une fantaisie macabre cette existence pleine de gais caprices et de lumineuses folies. Une fois encore la théorie de M. Shandy sur les noms et surnoms se vérifiait. Pourquoi Sterne était-il allé choisir ce surnom d’Yorick, le bouffon du roi de Danemark, dont les fossoyeurs font rouler le crâne avec leur bêche et sur lequel philosophise le mélancolique Hamlet ?

Et l’autre partie de lui-même, a-t-elle rencontré des aventures aussi étranges ? Il serait curieux de savoir ce qu’est devenue l’âme d’Yorick, et quelle réception a été faite à ce singulier ministre de Dieu dans le royaume de l’éternité. Trop léger et trop inoffensif pour être condamné, trop profane pour être excusé, que peuvent avoir décidé à son égard les ministres de la justice divine ? Voilà une âme faite pour embarrasser la jurisprudence céleste ! Mais sans doute l’ange qui effaça d’une de ses larmes le juron de l’oncle Tobie l’a couvert de sa protection et l’a conduit dans quelque place réservée où sont réunis les gens d’esprit de sa profession qui, comme lui, trouvèrent leur habit un fardeau trop pesant. C’est en telle compagnie que l’imagination aime à supposer qu’il habite pour l’éternité, s’entretenant avec le chanoine Francesco Berni, qui lui récite quelques-unes de ses histoires salées recouvertes de son beau langage florentin, écoutant Paul de Gondi lui raconter les deux ou trois duels inutiles entrepris pour se délivrer de sa soutane, dissertant avec le curé Rabelais, son maître, qui lui parle de théologie mieux que Phutatorius, de médecine mieux que le docteur Slop, d’invention fantasque mieux qu’il n’en pourrait parler lui-même, et apprenant enfin du doyen de saint Patrick, qui lui refait sous une forme plus éloquente et plus mâle le discours d’Eugénius, que le malheur de sa vie a été de ne pas connaître assez profondément la nature des Yahos.


EMILE MONTEGUT.