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barons Mirbach et Gorkovenko, gouverneurs du jeune prince, le philologue Kumani, secrétaire de la légation athénienne. Presque tous portaient de légers vêtemens blancs d’été, avec de blanches casquettes de marins, à l’imitation du grand-duc, qui avait de plus, en souvenir de son voyage d’Algérie, un burnous blanc flottant sur ses épaules. Une troupe à pied fermait la caravane : c’étaient trois cents hommes de l’escadre, tous portant l’uniforme de marin, blancs des pieds à la tête, la carabine Minié sur l’épaule, avec un tambour au milieu des rangs. On voyait aussi marcher à pied l’excellent aumônier du grand-duc ; il avait fait vœu de ne pas voyager autrement tant qu’il foulerait le sol de la terre sainte.

« Cette caravane, déroulant ses lignes à travers la plaine selon les sinuosités de la route, offrait un spectacle magique. Bien que la grande route des pèlerinages conduise tous les ans au même but, objet de tant d’amour, des milliers et des milliers d’hommes venus de tous les points de l’univers, je ne pense pas qu’elle ait vu pareil cortège depuis les croisades. Les croisades ! ah ! le souvenir de ces merveilleuses explosions du grand patriotisme chrétien s’éveilla spontanément au fond de mon âme… »


On voit que M. Tischendorf est déjà saisi par l’enthousiasme moscovite. Un des traits de l’ambition russe est de vouloir se faire sa place dans le monde européen par les théories historiques aussi bien que par les armes. Arrivés tard au sein de la société romano-germanique, les Slaves ont déjà des systèmes au nom desquels ils s’approprient sans façon l’œuvre de leurs aînés[1]. C’est à eux, disent-ils, qu’appartient l’héritage des croisades. C’est à eux, à eux seuls, de relever le sceptre de Godefroy de Bouillon, comme si les nations occidentales n’avaient rien à revendiquer en Orient ! Cette idée des croisades, évoquée au nom et en faveur des Russes, revient activent dans les pages de M. Tischendorf comme dans les écrits des publicistes de Saint-Pétersbourg. Si la vue de la caravane, au moment où il l’aperçoit de loin, lui cause un tel éblouissement, que sera-ce donc lorsque le cortège du grand-duc fera son entrée à Jérusalem ! Après une description très vive des dernières heures qui précèdent l’arrivée, après l’épisode du campement nocturne sur le plateau de Saris, après la visite des voyageurs au chef des Bédouins de la Palestine, à ce fameux Mustapha-Abu-Ghosch, jadis l’effroi des caravanes, fils et petit-fils de princes-bandits, bandit lui-même, emprisonné comme tel par le gouvernement égyptien, puis réintégré dans son domaine en 1851, et aujourd’hui suzerain

  1. Voyez sur ce point une suite de dissertations, russes rassemblées et traduites en allemand par M. Frédéric Bodenstedt : Russische fragmente. Beiträge zur Kenntniss des Staats und Volkslebens in seiner historischen Entwickelung, 2 vol. in-8o, Leipzig 1862. Nous signalerons surtout dans le second volume le morceau intitulé Fragments historiques, par M. A. S. Chomjakov ; c’est toute une philosophie de l’histoire moderne au point de vue russe.