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nous avons la relation de cet épisode avec des détails tellement intimes que la princesse a pu seule les fournir. D’autre part, M. Tischendorf, toujours à la poursuite de ses chers manuscrits, s’en allait de couvent en couvent, à Beyrouth, à Ladakia, à Smyrne, à Patmos, faisant de nouvelles découvertes, concluant l’affaire du Sinaï, obtenant enfin des autorités du Caire et de Constantinople que le précieux manuscrit, déjà copié par ses soins, fût transporté à Saint-Pétersbourg pour y être reproduit dans un fac-simile monumental. Ces deux événemens, la visite de la grande-duchesse au sérail et la conclusion de l’affaire du Codex Sinaiticus, terminent heureusement ce curieux tableau d’une mission russe en Palestine : ici, la noblesse de la femme chrétienne opposée à cette espèce d’enfance où vieillissent des princesses de hasard ; là, le théologien allemand qui, sous les auspices de la Russie, sauve les trésors enfouis dans la poussière de l’Orient. Eh bien ! tout cela s’efface devant les intérêts que vient d’évoquer M. Tischendorf. « L’unité, dit-il, l’unité des communions chrétiennes sous le protectorat de l’Occident, voilà le programme de l’avenir ! » Et il ne lui déplairait pas, on le voit bien, que ce protectorat fût principalement aux mains des Russes. Or, à cette seule idée, l’image de la Pologne se dresse au fond des consciences et proteste devant l’humanité. Comment oser parler de l’union des églises à Jérusalem, comment bâtir là-dessus toute une politique en Orient, quand on a derrière soi ces milliers de familles catholiques transportées en Sibérie ? Ce que le gouvernement russe pourra faire de bien en Palestine est détruit d’avance par ces souvenirs horribles. Les églises grecques, en reconnaissant ce qu’elles doivent à la protection des Russes, ont raison de préférer la souveraineté de la Turquie. Tant que la Pologne n’aura pas brisé ce tombeau plein de vie où les tsars prétendent l’étouffer, l’action de la Russie sera paralysée en Orient. Ce mot d’union chrétienne invoqué par sa politique révolterait la conscience de l’humanité. Où serait sa place dans ces agapes fraternelles ? L’ombre de la victime empêcherait le meurtrier de s’y asseoir. The table’s full.

Tirons de là une leçon. Certes, si l’on se rappelle tout ce que les chrétiens d’Asie ont eu naguère encore à souffrir du fanatisme musulman, il ne faut pas décourager les hommes qui veulent les affranchir ; les Russes eux-mêmes peuvent rendre service à cette grande cause, et l’Europe aurait tort de ne pas accepter leur concours, à la condition de les surveiller d’un œil attentif. Toutefois, en réponse aux espérances enthousiastes de M. Tischendorf, j’ose dire que l’affranchissement de Jérusalem n’est qu’un intérêt secondaire. M. Tischendorf affirme que le jour où Jérusalem deviendra