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Il n’était pas jusqu’aux deux seules bonnes dispositions du règlement, l’abolition de l’exécution par garnisaires et la prescription de lever le cadastre des terres cultivées, qui ne vinssent compliquer cette question de l’impôt. La première, si elle supprimait la cause d’intolérables exactions, enlevait par contre au fisc un moyen de coercition d’autant plus redouté, le seul devant lequel fût habitué à céder le contribuable arabe. La seconde, qui demandait beaucoup de temps, était l’infirmation immédiate du vieux mode de répartition, et elle donnait en attendant aux petits contribuables le prétexte d’arguer de lésions notoires pour refuser l’impôt.

Or, sans l’impôt, c’est-à-dire sans argent, comment organiser une force armée ? Sans force armée, comment assurer, dans les dispositions actuelles du pays, la rentrée de l’impôt ? Il n’y avait à ce cercle vicieux qu’une issue visible, l’emploi des forces ottomanes, mises par le règlement à la disposition du gouverneur « jusqu’à l’organisation d’une force indigène suffisante pour faire face à tous les besoins de la police ordinaire. » La Porte devait d’autant moins se faire marchander ce genre de concours qu’elle y voyait à la fois le prétexte d’ajourner indéfiniment le rappel de ceux de ses détachemens que le départ de nos troupes avait laissés en possession des districts mixtes[1], et une occasion légale de pénétrer enfin, à la faveur des résistances bien prévues du grand district maronite du Kesraouan, dans la partie jusque-là inviolée de la montagne. Il fallait bien plutôt craindre que les Turcs n’en vinssent jusqu’à imposer ce concours armé en vertu même de l’adroite concession qui ouvrait déjà la voie à leur contrôle administratif. Engagés qu’ils étaient à parer à l’insuffisance de l’impôt, n’avaient-ils pas en effet quelque droit d’exiger que Davoud-Pacha commençât par employer le seul moyen en son pouvoir de faire rendre à cet impôt tout ce qu’il devait légalement rendre ? Par un de ces savans enchaînemens de contradictions dont le règlement abonde, les garanties et les moyens de défense laissés aux élémens nationaux concouraient ainsi fatalement à provoquer l’invasion turque, et l’apparent sacrifice par lequel la Porte, non contente de renoncer à la redevance qui était le signe traditionnel de sa suzeraineté, allait jusqu’à se reconnaître éventuellement tributaire du Liban légalisait d’avance cette invasion sous les deux formes.

Le piège était d’autant plus habilement tendu qu’en cédant à la tentation ou à la nécessité de se servir provisoirement des soldats

  1. Aux termes du règlement et sauf le cas de réquisition par le gouverneur-général, l’occupation provisoire par les troupes, turques était restreinte aux deux routes de Saida à Tripoli et de Beyrout à Damas.