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turcs, le gouverneur-général se condamnerait à ne pouvoir plus s’en passer, La moitié nord du Liban, qui, même avant de les avoir vus à l’œuvre dans la moitié sud, n’avait jamais toléré, fût-ce à titre d’auxiliaires, leur présence, devait encore moins les accepter comme porteurs de contrainte, et lorsqu’il s’agissait d’un impôt dont la majorité maronite, groupée en masse compacte sur le premier de ces territoires, pouvait le règlement en main, nier absolument la validité[1]. L’apparition du moindre détachement turc dans le Kesraouan y serait donc le signal d’une insurrection générale contre laquelle il n’y aurait de ressource que dans un siège en règle et l’occupation permanente de chacune des innombrables citadelles naturelles qui hérissent le pays. Dans le Liban mixte, dont elles détenaient déjà de fait les principales positions, l’action des troupes turques pouvait être à la rigueur restreinte à un simple service de police, mais avec le double inconvénient d’aggraver là aussi la nécessité d’une force armée et d’y rendre impossible l’organisation d’une force indigène, ce qui revenait toujours, et deux fois pour une, au même résultat final, c’est-à-dire à perpétuer l’occupation turque.

Si la solution nouvelle inspirait aux notables druses assez de défiances pour qu’ils désirassent peut-être plus que jamais un rapprochement avec les chrétiens, l’effet avait été fort différent sur la masse druse. Stylée par ses propres chefs à ne jamais aller au fond même des choses et à ne prendre conseil que de son intérêt immédiat, celle-ci s’était bornée à conclure, en voyant les nizam rester maîtres du terrain, qu’ils étaient incontestablement les plus forts et par conséquent les seuls à ménager[2]. Tout en maudissant in petto

  1. Indépendamment des objections communes à tous les élémens chrétiens, les Maronites avaient le droit de dire qu’un système qui, tout en les considérant comme unités individuelles dans le partage des charges communes, ne les acceptait que comme unité nationale dans le vote, la répartition et le contrôle de ces charges, violait le principe « d’égalité devant la loi » proclamé par le règlement. Dans ce système en effet, 170,000 Maronites environ n’étaient appelés à se partager qu’un sixième de la puissance législative et administrative, tandis que les 80,000 contribuables restans s’en partageaient les cinq sixièmes. On pouvait, il est vrai, répondre aux Maronites que, le principe d’égalité et la violation de ce principe figurant côte à côte dans le règlement, l’un et l’autre avaient force de loi au même titre. — C’est encore là une des curiosités de l’œuvre bizarre de la conférence de Constantinople.
  2. « Défie-toi de ton âme, » — c’est-à-dire ne réfléchis pas, ne regarde pas au-delà du but immédiat, — tel est le principal précepte donné par les ockats ou initiés aux zahels ou non initiés, et il a pour commentaires ces deux autres maximes : « tout est permis dans le secret, tout ce qui est utile est bien. » — On comprend, soit dit en passant, quel genre d’avantage cette indifférence’ pour les moyens, cet élan aveugle et sourd vers le but, doivent à l’occasion donner aux Druses sur les chrétiens, que leurs rivalités de rite, les pièges incessans et multiformes de la Porte, une incontestable supériorité intellectuelle aussi, ont dressés à outrer la qualité contraire, c’est-à-dire à muser, au moment d’agir, dans le dédale des raffinemens de la circonspection arabe. Ajoutons qu’après avoir épuisé les si et les mais de la prévoyance humaine, les chrétiens ont encore à délibérer sur la question de savoir comment ils s’arrangeront dans l’autre monde avec Dieu et dans ce monde avec le prophète Élie, si redouté des Syriens tant chrétiens que musulmans.