Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/204

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tion plus vive qu’étendue, plus déliée que profonde, plus délicate et plus pénétrante que réellement inventive. Leur vrai domaine est cette vie sociale qu’elles gouvernent même quand ce sont les hommes qui règnent, et qu’elles décrivent d’une main légère, guidée par l’instinct plus que par la réflexion. Elles semblent audacieuses quelquefois, elles sont moins aventureuses par l’intelligence qu’elles ne le paraissent. Elles ont du bon sens, elles sont singulièrement dépaysées dans les abstractions philosophiques ou religieuses, et si on voulait les classer à la lumière de cette distinction dont je parlais entre esprits catholiques et esprits protestans, on pourrait dire qu’en France elles sont au fond catholiques d’imagination et d’éducation. Elles n’ont pas l’instinct protestant, ou, si l’on veut, elles ne sont pas de nature protestante ; elles n’ont pas la sévère et vigoureuse trempe d’une miss Brontë, de même qu’en étant d’aimables satiriques, de piquantes observatrices, elles ne vont pas jusqu’à être des humoristes.

Et voilà pourquoi je disais que Mme de Gasparin était une exception dans la littérature des femmes, dans cette famille traditionnelle d’imaginations charmantes qui ont laissé leur gracieuse trace dans l’histoire de notre vie intellectuelle et morale, sans parler de celles qui y ont laissé la marque de leur génie. Mme de Gasparin ne rompt pas absolument sans doute avec cette tradition ; elle s’en détache du moins par l’indépendance un peu vagabonde de son imagination, par une certaine saveur âpre d’observation, par les capricieuses hardiesses de sa verve, par les habitudes de sa pensée, par les cadres qu’elle choisit, par la forme même qu’elle donne à ses sentimens, à son active méditation, par ce quelque chose d’agité et d’impétueux enfin qui n’est ni de l’esprit d’une femme ni de l’esprit d’une Française. L’originalité de l’auteur des Horizons prochains, originalité réelle, animée et provoquante, tient certainement en partie à sa nature, elle tient aussi aux conditions particulières de sa formation et de son développement.

Mme de Gasparin a notamment cela de caractéristique, qu’elle semble étrangère à cette vie sociale dont s’inspirent le plus souvent les femmes du monde qui écrivent. Son talent est aussi peu parisien, aussi peu mondain que possible ; il s’est fait en quelque sorte une autre patrie aux frontières de Suisse, et a pour cadre naturel le Jura, les Alpes, les bords du lac Léman, le pays de Genève. Ce monde-là, Mme de Gasparin le connaît ; elle en a exploré les sites et les mœurs, elle y puise son inspiration et sa sève, et ce n’est pas elle qui trouverait, comme Mme de Staël, que la campagne sent le fumier ; elle saurait tout au moins trouver dans ce fumier une poésie. C’est une campagnarde, je veux dire une châtelaine, douée du sens agreste, attirée par le spectacle des montagnes à la cime nei-