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qu’il faisait, et quel véhicule c’était pour transporter les esprits aux régions de sa pensée. Prenez la Tempête par exemple : quel semis de chansons et de fleurettes musicales n’a-t-il pas éparpillé sur tout ce canevas ! C’est aux accens de la musique qu’Ariel endort Alonso et ses compagnons, et qu’ensuite il les éveille. Stephano entre en chantant, et Caliban termine par des couplets le second acte. Au troisième acte, Ariel joue un air, tandis que chantent Stephano et Trinkulo. Quand les esprits apportent la table où vont s’asseoir Alonso et ses compagnons, « musique ; » quand disparaît Ariel, « musique ; » — « musique » lorsque les étrangers entrent dans le cercle magique de Prospero au bruit d’une symphonie à laquelle aussitôt succède une gaie chanson d’Ariel. Mendelssohn nous semble l’auteur qui a le mieux compris le rôle intermédiaire que Shakspeare assignait à la musique dans ses chefs-d’œuvre[1]. Quand du More de Venise Rossini fait Otello, il remanie, il transforme, recomposé : de même de Vaccaï, de Bellini, de Verdi, de tous ceux qui, pour leurs opéras, se sont inspirés de Roméo et Juliette ou de Macbeth ; mais le procédé de Mendelssohn est tout autre. Sa musique, à lui, s’adapte au drame dont elle emprunte le titre, et, au lieu de refaire Shakspeare, elle se contente de le commenter.

Quoi qu’il en soit, ce symphoniste-dramatiste, cet exquis traducteur musical de la pensée des poètes, en fait d’opéra n’a rien produit de remarquable. Cette muse, qui s’est exercée dans tous les genres et avec succès, n’a donné au théâtre que des productions médiocres, pour ne pas dire absolument nulles. Faut-il conclure à de l’inaptitude ? Je ne le pense pas, attendu que les deux essais auxquels je fais allusion, — le Retour, devenu la Lisbeth du Théâtre-Lyrique, et les Noces de Gamache, — ne sauraient compter. Évidemment un esprit tel que Mendelssohn devait avoir pour la scène sa poétique particulière. Un opéra de Mendelssohn, même ordinaire, aurait toujours offert de quoi éveiller, par un côté, la discussion. Le soin avec lequel, une fois maître de la position, il s’était appliqué à chercher un poème témoignerait au moins d’un vif désir de tenter l’aventure. Ce poème, il croyait l’avoir trouvé dans la Loreley de Geibel, à laquelle il travaillait au moment de sa mort, mais avec une lenteur un peu cousine de l’hésitation, et tout en menant de front la composition d’un nouveau grand oratorio intitulé Christus. Mendelssohn se défiait-il de son génie dramatique ? la tendance vers la musique sacrée dominait-elle chez lui à ce point de le détourner de toute autre inspiration ? ou plutôt ne doit-on pas croire que ce double travail cachait un double jeu, et que l’avisé tacticien se ménageait, en cas de non-réussite de son opéra, de couvrir immédiatement sa défaite par le succès de l’oratorio ? Toujours est-il qu’il avait écrit le premier acte de cette Loreley lorsqu’il mourut, et que ces seuls fragmens dénotent une de ces œuvres qui sont moins des opéras dans le sens français

  1. Voyez la Revue du 1er  janvier 1865, — Faust et Mireille.