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deux substances, ayant chacune l’être en soi, qu’est-il, lui ? Un nom ; il n’y a plus d’homme. Ces difficultés, qui ne paraissent au premier abord porter que sur les termes, et auxquelles on s’arrête peu, ne sont cependant pas évitées ni résolues dans beaucoup d’expositions de la doctrine spiritualiste. Les Écossais ont rendu à Descartes cet hommage de déclarer qu’il avait, plus nettement que personne avant lui, marqué la distinction du corps et de l’esprit. Cela est vrai. Descartes mérite cet hommage ; mais en vérité je crains qu’il ne le mérite trop. « L’esprit, dit-il, est une substance dont l’essence est de penser, le corps une substance dont l’essence est l’étendue. La pensée n’est pas étendue, l’étendue ne pense point. » Voilà donc deux substances non-seulement différentes, mais essentiellement contraires. Or l’homme est corps et esprit : qu’est-il et qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il est l’un et l’autre, ni l’un ni l’autre, l’un ou l’autre ? Dans le premier cas, il n’y a pas d’homme, mais deux êtres et qui n’ont rien de commun, à moins qu’il ne soit un troisième être qui n’est ni énoncé ni défini, et ce serait alors le second cas. Or Descartes en est à mille lieues, et il incline au dernier. Il existe par ce qu’il pense, en tant qu’il pense ; il est esprit. Que devient le corps ? Une mécanique. On a cru quelquefois que la théorie cartésienne qui réduit l’animal au pur mécanisme était une fantaisie, une supposition du plus inventif des philosophes : c’était une nécessité. Il ne pouvait établir aucune relation entre le corps et l’âme, aucune jonction, aucune influence réciproque. Aussi Arnauld lui a-t-il reproché d’avoir défini la matière et l’esprit, mais non pas l’homme. L’homme de Descartes n’est pas un animal ; son esprit n’est pas une âme ; le nom d’homme désigne un phénomène, et non plus un être. Ces objections ne seraient pas, j’en conviens, un obstacle à l’immortalité du principe pensant ; mais elles en sont un à la vérité du spiritualisme comme doctrine anthropologique. Ni le sentiment universel, ni l’expérience de la vie, ni la physiologie, ni l’observation du moi dans ses modes et dans son action ne cadrent avec le spiritualisme exprimé dans les termes mêmes de Descartes. Or, sans s’y astreindre rigoureusement, notre école ne s’en est pas assez librement écartée. Je me permets cette critique parce que je l’ai méritée moi-même, et je suis persuadé qu’on a négligé de mieux étudier l’homme pour avoir porté des scrupules exagérés dans la recherche des parties obscures de la psychologie. Ainsi l’on ne s’est pas assez appliqué à définir le corps et l’âme de manière à n’en pas rendre l’union absolument inexplicable. Qu’importe, s’est-on dit, puisque les hypothèses imaginées pour l’expliquer n’ont servi qu’à prouver que ce problème est hors de la portée de la science ? Avec cette idée, on s’abstient de tenir